La banque Goldman Sachs s’apprête à lancer la vente du quotidien cher aux Tories, à quelques mois d’une élection législative difficile pour les Conservateurs. Une opération sous haute tension politique.
C’est bientôt le « top départ » pour la course au rachat du « Daily Telegraph ». Depuis l’annonce en juin d’une mise en vente du quotidien conservateur, conjointement avec le « Spectator », la liste des acquéreurs potentiels ne cesse de s’allonger. Mais celui qui remportera l’enchère devra se soumettre à un strict processus réglementaire, sous haute surveillance politique.
La ministre britannique de la Culture, Lucy Frazer, pourrait décider d’intervenir sur la transaction en confiant à l’Ofcom, le régulateur des médias, une enquête dite « d’intérêt public », visant à garantir que la pluralité des médias est préservée. « Nous disposons au Royaume-Uni d’un code de pluralité unique au monde [pour la presse, NDLR] », relève Claire Enders, fondatrice du cabinet Enders Analysis.
Dans une deuxième phase, l’autorité de la concurrence, la CMA (Competition and Markets Authority), pourrait elle aussi se pencher sur l’opération, comme elle doit le faire pour toute entreprise de plus de 70 millions de livres de chiffre d’affaires. Autant dire que les aspects réglementaires joueront un rôle de premier plan dans l’enchère menée par Goldman Sachs.
Sensibilité politique
Une telle vigilance n’est pas rare dans les ventes de médias au Royaume-Uni. Le ministère de la Culture avait déjà notifié une enquête d’intérêt public pour le rachat du quotidien « The i » par le groupe DMGT, propriétaire du « Daily Mail », en 2020. Sans que cela ne remette finalement en cause l’opération.
Mais cette opération n’avait rien de comparable à celle du « Telegraph » en termes de montant et de sensibilité politique. Selon Enders Analysis, la valorisation du titre pourrait se situer entre 480 à 600 millions de livres sur la base d’un multiple de 8 à 10 fois l’excédent brut d’exploitation. Il faut remonter à la vente du « Financial Times » au groupe Nikkei en 2015, pour un montant de 844 millions de livres, pour trouver une opération de cette ampleur dans le paysage médiatique britannique.
Rentabilité redressée
Le « Telegraph » est un actif en bonne santé, dont la rentabilité n’a cessé de se redresser depuis 2018. Bénéficiant d’un fidèle lectorat proche du Parti conservateur, sa diffusion quotidienne a dépassé le seuil du 1 million d’exemplaires, grâce à une conversion réussie des abonnés papier au numérique.
En 2022, son chiffre d’affaires a atteint 254 millions de livres, pour une marge opérationnelle de 15 %. Le propriétaire actuel, la famille Barclay, l’a mis en vente uniquement sous la contrainte, en raison d’une dette de 1 milliard envers la banque Lloyds.
Mais c’est surtout pour son rôle politique éminent chez les Conservateurs que le « Telegraph » attire toutes les convoitises. Véritable « bible » des Tories, surtout de la branche très pro-Brexit, le quotidien est un véhicule d’influence considérable au sein du parti.
Dans ce contexte, la société DMGT de Lord Rothermere, propriétaire du « Daily Mail », un tabloïd ancré à droite, est apparue comme un acquéreur naturel. DMGT a confirmé son intérêt, mais après le rachat intégral du groupe par la famille Rothermere en 2021, celui-ci devrait faire appel à des investisseurs extérieurs pour boucler son offre.
C’est aussi l’acquéreur qui suscite le plus de craintes en matière de concentration. Le député David Davis, figure du Brexit, s’en est ému dans une tribune publiée dans le « Guardian ». « La qualité de notre presse est due, en grande partie, à la compétition sans merci dans le secteur. Notre presse libre est notre meilleure alliée, et notre critique la plus sévère. […] L’offre du ‘Daily Mail’ met tout cela en danger », a-t-il avancé.
Autres marques d’intérêt
Parmi les autres marques d’intérêt, on compte le groupe National World de David Montgomery, ainsi que Paul Marshall, un grand donateur de la campagne pour le Brexit et investisseur dans la chaîne GB News, qui s’associerait au milliardaire américain Ken Griffin.
D’autres investisseurs cherchent à amasser un financement, comme William Lewis, l’ex-éditeur du « Telegraph », ou Daniel Kretinsky, après la vente de ses parts dans « Le Monde ». Dans les groupes étrangers, l’allemand Axel Springer pourrait aussi regarder le dossier. Sans compter que la famille Barclay se tient toujours en embuscade. Cette grande fortune, actionnaire du journal depuis 2004, espère pouvoir revenir dans l’enchère. Elle dit avoir rassemblé 1 milliard de livres auprès d’investisseurs du Moyen-Orient pour financer l’opération.
« Finalement, le critère le plus important pour Goldman Sachs ne serait pas forcément le prix, mais la capacité de l’acquéreur à passer les obstacles réglementaires », analyse Claire Enders. Car le temps presse : la vente doit être bouclée avant les élections législatives au Royaume-Uni, prévue au printemps ou à l’automne 2024. « On imagine mal qu’un acquéreur embarrassant le gouvernement conservateur puisse arriver en phase finale », poursuit-elle.
Lire : Les Echos du 17 octobre