Certains le croyaient mourant il y a encore deux ou trois ans. Mais «El País» connaît un des retournements les plus spectaculaires de la presse européenne. Retour sur un cas d’école.
Créé en1976, six mois après la mort de Franco, «El País» était vite devenu un symbole de l’ouverture à la démocratie et le journal de référence en Espagne. Connu pour sa ligne éditoriale progressiste et social-démocrate, il avait dépassé les 450.000 exemplaires vendus au milieu des années 2000. Mais il a beaucoup souffert depuis à cause des déboires de son propriétaire, le groupe Prisa. En2019, la diffusion d’«El País» naviguait à peine au-dessus des 100.000 exemplaires!
La tendance s’est récemment inversée. Les comptes détaillés d’«El País» ne sont pas publics, mais son éditeur (qui possède également le quotidien sportif «AS», la radio Cadena SER, la maison d’édition scolaire Santillana et une participation de 20% sans contrôle dans la société actionnaire majoritaire du groupe Le Monde ) assure que le journal est revenu à l’équilibre en 2022. Et sa stratégie d’abonnements numériques a connu un véritable essor depuis l’introduction d’un «paywall» en mai 2020.
Un effet «rattrapage»
«’El País’ a dépassé le seuil du quart de million d’abonnés en deux ans et demi -plus précisément, 266.000 à fin décembre, dont 227.000 purement numériques [contre- respectivement 55.000 et 4.000 abonnés numériques il y a trois ans]. Aucun autre grand journal européen n’est monté si haut, si vite», se félicite Joseph Oughourlian, le président non exécutif arrivé à la tête de Prisa début 2021.
Certes, «El País» a pu bénéficier d’un certain effet «rattrapage» du marché espagnol, nuance le cofondateur du fonds Amber Capital, premier actionnaire de Prisa. Mais, en Espagne, aucun rival ne semble en mesure de tenir le rythme d’«El País». «El Mundo», le quotidien détenu par l’Italien Cairo, affiche une progression assez limitée et n’avait au total que 98.000 abonnés numériques fin septembre.
«On vient de loin»
Pour Prisa, en période de retournement , celui d’«El País» est un enjeu crucial. Le quotidien avait déjà tenté d’introduire un «paywall» au début des années 2000, sans succès, et sa tentative de percer au Brésil avec une rédaction à Sao Paulo et une version Web en portugais n’a pas abouti…
«Côté médias, on vient de loin, admet Joseph Oughourlian dans un entretien aux ‘Echos’. C’était ‘Jurassic Park’. En deux ans, j’ai essayé de le faire passer de la préhistoire aux temps modernes». Pour mener cette «révolution culturelle», le financier français a coupé beaucoup de têtes parmi les dirigeants historiques, fusionné la radio et la presse dans un seul pôle et poussé à fond pour la parité dans une rédaction qui était très masculine. Pepa Bueno, une figure du PAF espagnol, est devenue la première femme à diriger «El País».
Le journal est en train de gagner son pari sans trop brader les prix. Son revenu par abonné se situe légèrement en dessous de 7 euros. Et il parvient à fidéliser les abonnés : le «churn» ne serait que de 2%, affirme Carlos Nunez, directeur général du pôle médias chez Prisa.
Un quart des abonnés hors d’Espagne
Le prochain défi? L’international . Un quart des abonnés d’«El País» sont d’ores et déjà hors Espagne et les pays hispanophones d’Amérique latine constituent un gisement d’audience qu’il faut monétiser, alors même que le «New York Times» a réduit la voilure au Mexique ces dernières années. Mais le colosse américain, qui opère aussi une édition en espagnol, a déjà franchi la barre du million d’abonnés à l’international pendant la pandémie…
«El País» investit beaucoup pour se renforcer dans le rédactionnel en musclant sa rédaction à Washington, mais aussi à Mexico (près de 40 journalistes sur place) et dans d’autres bureaux en Amérique latine. Sur 400 journalistes, près d’un quart sont basés à l’international. Il s’agit surtout de profils recrutés localement. Dans ces pays, «les logiques et les manières d’écrire sont complètement différentes [par rapport à l’Espagne]», observe Joseph Oughourlian. «Il faut ‘tropicaliser’ notre newsroom.»
Dans les prochains mois, «El País» va démarrer des «paywalls» en devise locale dans certains gros pays d’Amérique latine, dont le Mexique et la Colombie. Avec en ligne de mire à plus long terme aussi les Etats-Unis, où l’espagnol est la deuxième langue, mais où le marché de l’information est très compétitif.