Par Lylette Lacôte-Gabrysiak, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communciation, Université de Lorraine
À l’heure du tout numérique, la résistance du livre sous sa forme imprimée peut surprendre. Pourtant cette persistance de l’écrit sur du papier s’explique.
Quand on parle de livre, encore faut-il préciser de quel type de livre.
Longtemps principal vecteur de la connaissance, le livre a depuis longtemps perdu ce statut face aux revues scientifiques, très largement dématérialisées aujourd’hui. Les livres scientifiques sont toujours présents néanmoins et les deux formats imprimé et ebook coexistent. Dans ce domaine, le format numérique offre de nombreux avantages particulièrement celui de permettre, sous certaines conditions, une offre en open access, au sein d’une communauté universitaire habituée à la documentation numérique accessible en ligne. Les faibles tirages des livres universitaires qui n’empêchent pas la volonté de vouloir voir imprimer son travail donnent toutefois à penser que le prestige du papier demeure pour les auteurs surtout dans le domaine des humanités (on compte 10 332 titres en sciences humaines et sociales en France en 2017 pour à 3 130 titres en sciences/santé/médecine).
Les dictionnaires et autres guides, les livres de vulgarisation et une partie des livres pratiques ont vu baisser leurs ventes depuis le développement du web – non pas surpassés par des livres numériques mais plus simplement par des applications du web comme Wikipédia. Malgré tout, le pouvoir symbolique du livre demeure et l’on voit des sites comme Marmiton éditer des livres imprimés alors qu’il paraîtrait pourtant logique de préférer un site gratuit de recettes assorti de nombreuses possibilités de recherche (par nom de recette, par ingrédient) à un livre de cuisine que l’on doit acheter. C’est compter sans le livre cadeau et le plaisir de tourner les pages d’un beau livre plein de photos à croquer.
Les manuels scolaires continuent à constituer un genre bien présent en librairie même si le cartable numérique est en test et en développement.
Restent les romans, les essais, les livres jeunesse et les bandes dessinées. Si livres jeunesse et bandes dessinées sont des objets dont l’esthétique constitue une composante importante, cela n’empêche pas la dématérialisation. Pour ces ouvrages comme pour les romans et les essais comment expliquer cet entêtement du papier qui ne faiblit pas ?
Avantages comparatifs
Pour que l’ebook soit un succès, il faut qu’il présente des avantages pour les acheteurs. Certes avec un ebook il est possible d’agrandir les caractères (véritable plus pour des personnes ayant des problèmes de vue), de rechercher un mot, de convoquer un dictionnaire… On peut aussi souligner une partie du texte ou de laisser des jalons dans le document (sur du papier aussi, à la condition de se munir d’un crayon et de post-it). Cependant, ces avancées technologiques paraissent bien maigres pour convaincre surtout si on leur oppose le fait qu’un livre imprimé n’a pas de problème de batterie, que 500 ans d’histoire l’on rendu profondément ergonomique (table des matières, numéro de page, index…), que son usage ne nécessite pas de connaissances à acquérir sur les différents formats d’ebooks disponibles (e-pub, PDF, Kindle) ainsi que sur les moyens de récupérer les fichiers.
Les vendeurs d’ebooks insistent également souvent sur la possibilité de stocker dans un même appareil des centaines de titres. À cela on peut répondre que rares sont ceux d’entre nous qui ont besoin de pouvoir transporter toute leur bibliothèque dans leur poche et que beaucoup préfèrent l’avoir dans leur salon. En revanche, un ebook est un fichier et l’on achète un droit d’usage. Il ne fait pas un cadeau très remarquable. Il n’est pas possible de le prêter, de le revendre ou de le donner. Cet usage d’un fichier en lieu et place de la possession d’un objet ne saurait être négligé.
Depuis toujours, le livre est un objet qui circule : on prête les livres que l’on aime, on revend ses livres chez les bouquinistes ou dans des brocantes, on donne les livres aussi et cette pratique de partage demeure vivace comme le montre le succès des arbres à livres qui fleurissent dans les villes. On les garde également, pour pouvoir les retrouver, les relire, se souvenir ou seulement, parfois, pour avoir le plaisir d’afficher une belle bibliothèque bien remplie.
Enfin, un livre numérique se lit sur une liseuse, une tablette, un smartphone ou un ordinateur. Les liseuses doivent être achetées uniquement dans l’objectif de lire des ebooks, elles présentent une certaine fragilité or on lit dans son bain, sur la plage… et il est plus facile de voir un livre de poche emporté par la marée, être taché de crème solaire ou couvert de chocolat par le petit dernier que de devoir acter la perte d’un appareil assez coûteux.
Les tablettes, smartphones et autres ordinateurs, sur lesquelles on peut aussi lire des livres, permettent de multiples usages ce qui justifie leur achat, mais la lecture sur des écrans est de plus en plus décriée : elle gêne notamment l’endormissement, or on lit beaucoup… au lit. Elle serait également déconseillée pour les jeunes et les enfants. Surtout, il suffit de prendre le train pour s’apercevoir que de plus en plus de voyageurs munis de ces instruments préfèrent regarder des vidéos plutôt que de lire puisqu’ils sont équipés d’un matériel qui offre les deux possibilités.
Une autre spécificité du livre est qu’il ne demande pas d’appareil de lecture, ce qui le différencie de la musique enregistrée et des vidéos. Sa praticité n’est donc pas fonction de l’évolution technologique actuelle mais découle de siècles d’adaptation jusqu’à l’obtention d’une forme optimale qui n’a plus de raison de varier (alors que la musique enregistrée a pris la forme depuis sa mise au point à la fin du XIXe siècle de cylindres de cire, de 78 tours en bakélite, de disques vinyles, de cassettes audio, de CD, de fichiers MP3 pour ne citer que les principales). Au fil de la transformation des appareils de lecture, il a été incontestablement plus simple d’avoir sa musique sous format MP3 plutôt que sous la forme de vinyles quand les lecteurs MP3 (notamment l’iPod) sont devenus les moyens de stockage et d’écoute les plus courants. À quoi se sont ajoutées, à la même période, des pratiques de piratage d’autant plus massives qu’elles étaient très bien adaptées aux nouveaux formats musicaux (on pouvait obtenir des fichiers pirates sur le web ce qui était parfait pour alimenter son lecteur MP3).
Le nerf de la guerre
Une autre motivation importante à acheter des livres sous une forme numérique pourrait être le prix d’achat. Or, si les livres numériques sont effectivement moins chers que les livres imprimés, la différence de prix n’est pas énorme et ne compense pas forcément le fait de substituer un fichier à un objet – par exemple, 14,99 euros pour le fichier format Kindle du dernier roman de Marc Levy, Ghost in Love, sorti en mai 2019 contre 21,50 euros pour le format broché. Pour les livres de poche, la différence est profitable aux poches – sans compter qu’en cas d’usage de liseuse, il faut amortir le prix d’achat de la machine. Bien sûr il existe des offres gratuites d’ouvrages tombés dans le domaine public mais ce ne sont pas les ouvrages les plus demandés.
De plus, les services de ventes de livres en ligne offrent de plus en plus facilement la possibilité d’acquérir des livres d’occasion. Les places du marché d’Amazon ou de la FNAC par exemple proposent à la suite d’une recherche, en plus du livre neuf, l’accès à un certain nombre d’exemplaires du même titre d’occasion. Des sites dédiés se multiplient (Abebooks, Chapitre mais aussi Momox, Recylivre). La vente de livres d’occasion se développe : non seulement il est maintenant facile de trouver un titre précis mais ces livres sont considérablement moins chers et pour le prix on achète un objet livre qu’il est toujours possible de revendre, de donner…
Par ailleurs, il y a de moins en moins de gros lecteurs (plus de 20 livres par an). Le prix d’un livre imprimé demeure raisonnable pour des lecteurs occasionnels qui achètent moins de 5 livres par an et feraient donc des économies négligeables en passant à l’électronique pour un confort de lecture moindre et un usage plus limité. On pourrait penser à l’avantage pécuniaire découlant de la possibilité de souscrire un abonnement comme il en existe pour la musique (Deezer, Spotify) ou la vidéo (Netflix, Canalplay, Amazon video) et, effectivement, de telles offres ont été ou sont encore proposées (Le Kiosk, abonnement Kindle d’Amazon). Mais ce que les lecteurs de romans recherchent avant tout ce sont les auteurs qu’ils ont aimés (et ils ne seront pas forcément présents dans ces offres). Sans ces repères, il est particulièrement difficile de se frayer un chemin dans une offre éditoriale pléthorique. Ces propositions ne fonctionnent donc pas comme leurs équivalents musicaux ou vidéo. Ce qui s’en approche le plus et prend une place effectivement intéressante mais limitée ce sont les plates-formes de mise en ligne soit d’œuvres romanesques offertes gratuitement à la lecture des internautes (Wattpad par exemple), soit les sites de fanfictions (comme Fantic ou fanfiction.fr).
Enfin, la loi Lang qui a réglementé le prix du livre en France a permis le maintien d’un important réseau de librairies. Les lecteurs fréquentent souvent ces magasins. Comment, en effet, pouvoir bénéficier d’un meilleur conseil personnalisé afin de choisir parmi les 23 000 titres de romans adultes, les 6 000 essais, les 9 600 livres pratiques, les 17 000 ouvrages jeunesse et les presque 9 600 BD, mangas, comics parus en 2017 en France ? Et les libraires vendent des livres en papier (les tentatives de ventes de fichiers d’ebooks en librairies n’ont pas rencontré un grand succès).
On connaît de mieux en mieux les lecteurs de livres numériques.
Ce sont avant tout des technophiles, 68 % d’entre eux lisent des romans. Ils utilisent principalement des tablettes et smartphones comme appareils de lecture et lisent sur plusieurs appareils. Ils sont également plus souvent adeptes des livres audio (45 % des lecteurs d’ebook ont écouté au moins un livre audio dans l’année pour 12 % de la population qui a écouté au moins une fois un livre audio). Il s’agit donc d’un profil assez spécifique peu attaché au papier et féru de technologies. Dans l’ensemble de la population, l’attrait pour le livre numérique reste plus limité car si 20 % disent avoir déjà lu entièrement ou en partie un ebook, 5 % de ceux qui ne l’ont pas fait l’envisage pour 75 % qui ne l’envisage pas. Ainsi le livre numérique a déjà trouvé en grande partie son public.
À ces usagers multi-équipé, il faut ajouter celles qui lisent sur liseuses et qui ont un profil différent puisqu’il s’agit avant tout de femmes de plus de 40 ans et qui sont de grandes lectrices. Public particulier, de niche, stabilisé, qui laisse assez peu d’espoir aux fabricants de voir le marché des liseuses exploser.
Les lecteurs numériques empruntent également des ouvrages dans les bibliothèques. L’offre numérique est de plus en plus présente avec le système PNB mais elle ne remporte pas forcément le succès attendu, les usagers étant souvent perplexes face aux contraintes techniques. Néanmoins, le chiffre global des prêts d’ebooks augmente : 500 000 en 2018 (+45 % par rapport à 2017) pour 152 millions de prêts de livres physiques pour les seules bibliothèques municipales en 2012.
Un avenir en papier ?
Le phénomène des ebooks demeure un phénomène limité. La part du numérique (livres, applications, bouquets, portails) représentait 7,6 % du CA de l’édition française en 2017. Pour expliquer la résistance du codex, il est toujours possible d’évoquer le bruit de la page que l’on tourne, l’odeur de l’encre fraîche mais l’essentiel n’est pas là. C’est l’absence d’un avantage crucial offert par les ebooks qui limite leur développement. Si de nouvelles ouvertures technologiques sont toujours à attendre (comme le papier électronique couleur), des études conduisent parallèlement à préférer l’imprimé à l’électronique et pourraient freiner un éventuel développement.
Arrivant après le basculement dans l’immatériel de la musique et de la vidéo, le livre bénéficie aussi sans doute d’un enthousiasme un peu émoussé pour ces nouveautés et d’un retour au matériel (un objet plutôt qu’un fichier).
Dans l’étude sur la lecture chez les jeunes adultes de 15 à 25 ans du CNL parue en 2017
la présence des livres numériques est une réalité : 86 % des jeunes lecteurs lisent des livres dans différents formats (83 % des imprimés, 35 % des livres numériques et 13 % écoutent des livres audio). Nous pouvons également noter que si 47 % lisent exclusivement sur du papier, ils ne sont que 2 % à ne lire que des ebooks et ce sont avant tout sur leur smartphone que ces livres sont lus. Une autre étude plus récente et visant la totalité de la population montre que 24 % des personnes interrogées lisent des livres numériques majoritairement en nombre limité (pour 76 % d’entre eux de 1 à 4 livres par an). Si le nombre de lecteurs d’ebooks avait augmenté entre 2015 et 2017, on constate que le chiffre stagne depuis, ce qui confirme l’impression générale de stabilisation de ce public.
L’avenir est difficile à prévoir, néanmoins on peut remarquer que la vidéo devient de plus en plus prégnante – cela a été rendu possible par l’augmentation de la bande passante – et l’arrivée de la 5G devrait accentuer ce phénomène. Les vlogs ont remplacé les blogs et les fournisseurs de vidéo en ligne permettent de passer de plus en plus de temps à regarder des séries, ce sont donc les pratiques cultuelles dans leur ensemble qui pourraient évoluer au cours des prochaines années en fonction, notamment, du temps de loisir disponible. Dans l’étude « Les jeunes adultes et la lecture » du CNL en 2017 si les personnes interrogées disent lire en moyenne 4h43 par semaine dans le cadre des loisirs (contre 14h50 passées devant un écran), les principaux freins avancés à l’activité de lecture sont le manque de temps (à 47 %) et le fait de préférer faire d’autres activités pour 41 % des personnes interrogées.
Concernant les activités culturelles ou de loisirs pratiqués quotidiennement, la lecture de livres arrive en 9e position (18 % des réponses) après la musique, les réseaux sociaux, le fait de parler à distance aux amis, le visionnage de vidéos, la télévision, le fait de voir ses amis, la radio et les jeux vidéo…
Les enquêtes semblent montrer un profil de grand lecteur qui est avant tout une grande lectrice âgée d’une cinquantaine d’années et diplômée. Le renouvellement par des femmes plus jeunes n’étant pas assuré ou alors par des lectrices de mangas dont les pratiques ne seront pas forcément stables. Une autre tendance remarquable est l’augmentation régulière du nombre de « lecteurs » de livres audio, notamment chez les jeunes.
Ainsi, si le livre en papier continue à résister encore et toujours dans notre monde numérique, ce sont peut-être les grands lecteurs d’imprimés qui pourraient finir par manquer.
Lire : The Conversation du 11 juin