Depuis l’arrivée du trio Bergé-Niel-Pigasse, «le Monde» a réussi une bascule économique fondée sur les recettes des abonnements à son site internet.
Tous les matins, le directeur du Monde, Jérôme Fenoglio, reçoit sur sa boîte mail un «flash digital quotidien». A l’intérieur, un tableau qui récapitule le nombre d’abonnés numériques payants conquis la veille, la semaine précédente et lors du mois écoulé. Plus que les ventes du quotidien en kiosque ou les audiences internet, cet indicateur est celui sur lequel le patron du journal a désormais les yeux rivés. Vendredi, la moyenne quotidienne de recrutement d’abonnés numériques sur les 30 derniers jours s’établissait à 369. Soit, en un mois, plus de 11 000 lecteurs ayant choisi de basculer sur la version payante du site internet du quotidien. Ce gain n’est pas net : il faut retrancher les clients s’étant désabonnés pendant la même période. Il n’empêche, la croissance du Monde est rapide. Selon Fenoglio, le journal fondé par Hubert Beuve-Méry dépasse les 190 000 abonnés numériques (y compris ceux de son application pour mobile, la Matinale).
«Fidélisation»
Le cas du quotidien français illustre un bouleversement historique dans la presse quotidienne. Le secteur change de modèle économique. Hier, il tentait de vendre des exemplaires papier chaque jour. Aujourd’hui, il essaie de commercialiser des abonnements numériques payés au mois (au Monde, le tarif de référence hors promotion est à 17,90 euros par mois). Toute la presse s’y met, d’un bout à l’autre de la planète, suivant l’exemple du New York Times. En janvier 2015, d’après l’ACPM, l’organisme de certification du secteur, le Monde avait 104 000 abonnés au journal papier, vendait 75 000 exemplaires par jour en kiosque et comptait 55 000 abonnés numériques. Quatre ans plus tard, les chiffres étaient passés à 81 000 abonnés papier, 36 000 ventes en kiosque et 158 000 abonnés numériques… La «diffusion individuelle payée», cumulant les trois sources, atteignait alors 276 000 exemplaires quotidiens, en progression de 18 % sur quatre ans. Qui a dit que la presse était morte ?
«Le journalisme, la qualité, sont en train de gagner», commente Jérôme Fenoglio, qui poursuit depuis 2015 le travail engagé par ses prédécesseurs. Cette stratégie a été confortée* par le trio d’actionnaires Bergé-Niel-Pigasse et leur directeur général Louis Dreyfus à leur arrivée en décembre 2010. Grâce aux abonnements numériques, dont la rentabilité est 5 à 10 % supérieure à celle des abonnements papier, la Société éditrice du Monde voit la rentabilité se rapprocher (le déficit d’exploitation était de 4,4 millions d’euros en 2017, contre 7,8 millions en 2016). Le rythme de recrutement d’abonnés a également profité de la rénovation du site internet, qui depuis la mi-novembre arbore une maquette plus blanche, plus épurée. «La refonte entérine le nouveau modèle économique. Elle joue sur la fidélisation des lecteurs», explique Fenoglio. Une seule URL – l’adresse internet donnant accès au site – accueille désormais les abonnés et les non-abonnés. «On ne sépare plus l’offre gratuite et l’offre payante. Avant, on avait peur que les abonnés ne comprennent pas qu’ils avaient accès à plus d’articles. Nous avons la maturité pour rassembler les deux versions.»
«Surprise»
Une autre modification d’ampleur concerne la «base technique», qui n’avait plus bougé depuis 2012. «Les pages sont désormais servies depuis nos propres serveurs, alors qu’elles l’étaient par des solutions intermédiaires jusqu’à présent. Cela nous permet de connaître plus précisément quel utilisateur vient sur quelle page. C’est intéressant pour la conversion de lecteurs non payants en abonnés payants. Il faut savoir leur proposer un abonnement au bon moment», détaille Sacha Morard, le directeur technique du journal. C’est aussi une façon de se donner les moyens de «personnaliser» l’expérience.
Les lecteurs ne verront bientôt plus exactement la même chose en se rendant sur le site internet. Pour le journal dit de référence qu’est le Monde, le changement n’est pas anodin. Fenoglio le sait bien : «Il ne faut pas enfermer les gens dans leurs choix donc veiller à ne pas aller trop loin dans la personnalisation, freine-t-il. Nous sommes un site d’information généraliste. On doit garder des contenus généraux, des éléments de surprise.» A ce stade, l’option d’une simple «boîte» personnalisée apparaissant sur la page d’accueil est privilégiée.