Le dilemme climatique des médias commence par le vocabulaire : changement, crise ou catastrophe climatique, quel mot choisir pour décrire les faits ? Le Guardian a publié son lexique du climat, qui décrit clairement la position du journal britannique : « C’est une crise, pas un changement ». Pour Jean-Marc Jancovici, le créateur du bilan carbone, nous ne sommes pas face à une crise, mais bien à une mutation de la société. Si on ne fait rien, « nous allons rôtir ».
L’année 2019, avant la pandémie mondiale, fut celle de tous les records en termes de climat. Les médias se sont alors enfin posé la question du traitement du climat face à l’incertitude — devenue certitude– avec l’été le plus chaud jamais mesuré et la commémoration par l’Islande d’un des plus grands glaciers d’Europe désormais disparu de son territoire. La certitude rencontra alors le devoir d’objectivité, voire même d’impartialité anglo-saxonne. 2019 fut aussi l’année qui a vu Greta Thunberg nommée personnage le plus influent de la planète par Time Magazine. Mais 2022 vient déjà de surpasser 2019 comme année la plus chaude, même si nous avons froid en ce moment. Et c’est bien là un autre problème de vocabulaire : la confusion entre météo et climat, qui perturbe le lien de cause à effet.
La difficile littératie des rédactions, et des publics
Comment expliquer le changement climatique si ce n’est à coups de photos de glaciers et boules de glaces fondant(e)s ? Face à la complexité du sujet climatique, les médias tendent parfois à le simplifier jusqu’à le caricaturer. Scientifiques du climat et journalistes n’ont ni la même temporalité ni le même vocabulaire.
Côté science, la recherche sur le climat ne date pas d’hier. En 1856, Eunice Newton Foote, scientifique amateure et célèbre suffragette (pour nommer une des nombreuses femmes rendues invisibles par les hommes), observe qu’« une atmosphère de ce gaz (…) donnerait à notre Terre une température élevée », et les premières grandes études scientifiques sur le réchauffement climatique datent de plus de quarante ans.
Aujourd’hui, lorsque les chiffres sortent de l’abstraction et que la réalité climatique devient tangible, le climat cesse d’être question scientifique. La façon dont les médias rendent compte du changement climatique est même devenu un domaine d’étude universitaire très actif et dynamique couvrant la fréquence à laquelle les médias traitent du changement, la façon dont cette couverture est présentée et la façon dont elle varie d’un pays à l’autre. La Plateforme Climate Feedback vérifie même les informations diffusées dans les médias.
Dès lors que le climat touche tous les éléments de notre société, il sort des rubriques secondaires, et implique désormais une réorganisation des rédactions bien décrite par Wolfgang Blau, co-fondateur de l’Oxford Climate Journalism Network, comme « la plus grande histoire de reconstruction depuis la Deuxième Guerre mondiale », et qui commence dès la formation des journalistes. Comment donner les moyens aux journalistes, et aux publics, de comprendre ? L’impartialité est-elle possible face aux fake news amplifiées par les réseaux sociaux ? Doit-on donner la parole aux climatosceptiques sur les plateaux télé ?
Pourquoi sommes-nous vulnérables face à ce sujet ?
Le climat est peut-être un des sujets qui suscitent le plus de fausses informations sur les réseaux sociaux, niant l’ampleur du réchauffement climatique en cours, ses implications ou son origine humaine. Moins qu’un déni (comme c’est le cas aux États-Unis), les fake news sur le climat en France tendent souvent à relativiser le changement climatique en cours ou à diminuer l’ampleur des changements nécessaires pour traiter la crise climatique.
Le sociologue Gérard Bronner, a décrit la « dérégulation du marché de l’information » qui se caractérise par une multiplication des sources d’information et par conséquent par une diffusion facilitée de fake-news, notamment sur l’état du climat. De nombreuses recherches en psychologie montrent que nous sommes non seulement tous vulnérables face à ces fausses informations mais qu’elles représentent aussi un des freins majeurs à l’engagement dans des actions permettant d’atténuer le changement climatique. Comprendre à quelles fins sont utilisées les fake news autour du climat est alors essentiel.
S’agit-il tout simplement d’un mécanisme de protection pour éviter l’angoisse de la catastrophe et « l’inconfortable contradiction entre nos comportements et l’urgence climatique », comme le décrit Pierre André, doctorant en philosophie, dans le magazine Le Un consacré au climat, ou s’agit-il d’un agenda politique conscient allant à l’encontre de toute notion de justice climatique ? Pour Nicole de Almeida , « le climatoscepticisme est une prime à l’inertie » et profite à ceux qui ne veulent pas changer.
Les réseaux sociaux, amplificateurs du bruit…
Facebook, Twitter et TikTok cultivent – et se nourrissent – d’une défiance nouvelle à l’égard de la communauté scientifique qui s’inscrit dans la crise de confiance envers toutes les institutions. Tout se vaut, tout peut se dire. Grâce aux réseaux sociaux, il y a une « gigantesque conversation qui s’est installée à l’échelle de la planète, où toutes les voix sont enrôlées : la voix des scientifiques, la voix des politiques […] et la voix des jeunes, des femmes. Un effet de boule de neige qui concourt à une cacophonie où tout et son contraire peut se dire », décrit Nicole de Almeida.
On le sait depuis longtemps : les algorithmes des réseaux sociaux chérissent les informations clivantes, plus encore quand elles sont fausses. Et il est désormais avéré que les réseaux sociaux ne font pas assez pour lutter contre la désinformation sur le climat. Un rapport publié en avril par l’association Avaaz et les branches étatsuniennes des Amis de la Terre et de Greenpeace a analysé les efforts des réseaux sociaux en regardant notamment si les plateformes travaillaient avec des experts pour identifier les fausses informations sur le climat, si elles avaient mis en place une politique claire pour réduire ces contenus, ou encore si elles suspendaient les comptes qui en propagent de manière régulière. Résultat : aucune d’entre elles n’a adopté de politiques suffisamment ambitieuses pour résoudre le problème. Facebook, Pinterest, Twitter, Tiktok et Youtube feraient par ailleurs preuve d’un manque cruel de transparence, et « dissimuleraient » leurs données sur l’ampleur du phénomène.
…Mais aussi outil pour se faire entendre
Selon une étude du Pew Research Center, les utilisateurs de médias sociaux de la Gen Z et les millenials s’intéressent davantage au contenu relatif au changement climatique et y réagissent plus vivement. Parmi les utilisateurs américains de médias sociaux, 45 % des adultes de la génération Z et 40 % des Millennials ont interagi avec du contenu sur les plateformes sociales qui mettait l’accent sur la nécessité d’agir contre le changement climatique en suivant un compte, en aimant ou en commentant une publication, ou en publiant ou en partageant du contenu sur la nécessité d’agir contre le changement climatique.
Une proportion beaucoup plus faible d’utilisateurs de médias sociaux de la génération X (27 %) et des baby-boomers et plus âgés (21 %) ont interagi avec du contenu sur le changement climatique de l’une de ces manières. TikTok a bien compris que le climat génère de l’engagement auprès de ses utilisateurs et met en avant ses activités green à l’occasion de la COP27.
Un nouveau Green Deal pour les médias
Des dizaines de grandes entreprises mondiales — des banques aux poids lourds de l’industrie — ont fait des déclarations audacieuses sur le climat, justifiées par des compensations bon marché en matière d’énergies renouvelables qui ne contrecarrent pas le réchauffement de la planète. Pour les médias audiovisuels, en pleine transformation numérique accélérée entre TV, replay, SVoD, TVoD, BVoD, AVoD, FVoD, HVoD, FAST, VoL, Social Video, Web0, Web1, Web2 et Web3, se pose désormais la question de leur impact écologique. Il y a onze ans, un ingénieur de la BBC a eu l’idée d’enregistrer leur empreinte carbone, et il a conçu la version originale du calculateur de carbone que le label gratuit Albert propose aujourd’hui.
La prise de conscience climatique des médias ne se transcrit pas seulement dans les contenus, mais aussi dans le contenant, y compris chez les acteurs historiques de l’audiovisuel. Radio France vient d’annoncer son tournant environnemental, et France Télévisions et son partenaire allemand WDR ont lancé en 2021, NOWU, une nouvelle offre digitale interactive pour permettre aux jeunes Européens de devenir acteurs face au défi majeur de demain. Mais à l’opposé de ces initiatives, on trouve aussi de plus en plus de manœuvres de greenwashing autour de l’objectif zéro carbone. « Le blanchiment écologique est le nouveau déni du climat », a déclaré Laurence Tubiana, directrice du groupe philanthropique European Climate Foundation.
La transformation numérique responsable, le dilemme du prisonnier
Décélération, décroissance, déconnexion – faut-il enlever les smartphones aux jeunes ? Le chercheur Jean-Paul Maréchal a décrit le « dilemme du prisonnier planétaire » : Face à la menace qui se précise et aux signes annonciateurs qui se multiplient, une conclusion s’impose : nous avons tous, collectivement, intérêt à endiguer le dérèglement climatique en cours. Mais une autre évidence s’impose également avec pas moins de force : nous avons tous aussi intérêt, en vue de maximiser notre bien-être à court terme, à perpétuer des habitudes de consommation avides d’énergies fossiles. « Et c’est ainsi que chacun – États et particuliers, riches et pauvres – finit, avec ses excellentes raisons d’homo œconomicus, par être déraisonnable… au plus profond du rationnel ».
L’innovation, peut-elle sauver le monde ou est-elle en train de précipiter son déclin ? Même si le réseau cellulaire 5G est vingt fois plus écologique que son prédécesseur – a-t-on pour autant besoin de l’ultra-HD qui nécessite dix fois plus de données que la qualité HD, à savoir 7 000 mégaoctets contre 700 mégaoctets par heure, pour une différence difficilement perceptible à l’œil nu ?
Le Métavers peut-il être méta-vert ?
Le Métavers, ou l’avènement d’un Internet 3D temps réel immersif permanent pose plus que jamais la question de l’impact du numérique. Deux rapports du Shift Project et du collectif Green IT estiment que le numérique représentait en 2019 environ 4 % des émissions mondiales de Gaz à Effet de Serre (GES) avec une croissance de presque 6 % par an. À ce niveau d’impact, effacer nos courriels et couper le WiFi ne paraît plus suffisant face aux enjeux, en l’occurrence une baisse de 5 % par an des émissions d’ici 2050. Surtout si l’on ajoute aux émissions (qui constituent 11 % de l’empreinte du numérique en France) l’impact sur les ressources abiotiques (52 % de l’empreinte du numérique en France).
D’un autre côté, la substitution, les jumeaux numériques et les expériences immersives du Métavers pourraient apporter des avantages en termes de durabilité. Si la durabilité environnementale est d’une importance capitale, la durabilité sociale l’est tout autant. En pleine anticipation d’une vague de solastalgie, le Métavers peut-il sauver le monde, à l’instar de l’île de Tuvalu qui vient de se transposer dans sa version virtuelle pour alerter sur la montée du niveau des océans ? Remplacer les biens physiques et les expériences du monde réel, qui consomment beaucoup de ressources, par des alternatives numériques et virtuelles dans le métavers serait-il la solution ?
Dans une récente conférence, Le Hub France IA a, de son côté, abordé plusieurs pistes pour une Intelligence Artificielle responsable autour des idées de réduction de taille des données, d’amélioration de la qualité, et surtout de mutualisation et de libre accès pour raisonner leur exploitation. IQM, leader européen de l’informatique quantique, vient aussi de lever 128 millions d’euros pour contribuer à la lutte contre la crise climatique.
Mais face aux crises qui bouleversent le monde et nos sociétés, la sobriété s’impose : l’eurodéputée et économiste française Aurore Lalucq vient de déclarer qu’en « temps de guerre, l’énergie ne doit pas être gaspillée par les cryptoactifs. Elle doit servir à se chauffer, s’alimenter correctement et maintenir notre tissu productif européen. Après avoir dressé ces priorités, la question du minage est encore très loin sur la liste ». Pour L’écrivain et journaliste Robert Solé, la sobriété relève d’une échelle de 1 à 7 : « mesure, modération, tempérance, frugalité, austérité, abstinence, ascétisme ». Loin d’être une progression dans la souffrance, la sobriété devra plutôt aider à contenir notre écoanxiété pour la remplacer par des solutions.
Les journalistes peuvent-ils sauver le monde ? Il ne s’agit plus d’ajourner l’incertitude, le changement climatique étant désormais une certitude. Plus personne ne peut en ignorer les conséquences graves et concrètes sur l’environnement, l’économie et la vie humaine. Face aux fake news climatiques sur les réseaux sociaux, chacun doit devenir un peu journaliste et faire son travail d’investigation : recoupement des sources, recherche d’une pluralité des sources. La compréhension que les gens ont du changement climatique étant davantage façonnée par les médias et leur « cacophonie de voix » que par les enquêtes et les efforts systématiques des climatologues, l’action des médias est déterminante.
Ce cahier s’efforce à analyser le rôle des médias dans le récit climatique, en indiquant des formats et outils disponibles pour faire comprendre et en soulevant, entre autres questions, celle de la possibilité d’une virtualisation responsable de notre monde.
Télécharger : le cahier (176 pages)
Lire : sur le site de Meta-Média, publié le 23 décembre