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L’intelligence artificielle générative, un puits de dépenses qui ne paye pas encore

Les champions du logiciel commencent à enregistrer des recettes liées à l’IA générative. Mais elles ne compensent pas les centaines de milliards de dollars investis dans le domaine. A lui tout seul, OpenAI pourrait perdre 5 milliards de dollars cette année.

ChatGPT a fait des émules mais aussi des déçus à tous les niveaux. Près de deux ans après l’irruption du phénomène, rien ne dit encore de façon certaine que l’intelligence artificielle générative sera pour les entreprises une transformation semblable à celle de la fée électricité. D’un point de vue plus commercial, le succès d’estime de la technologie tarde même à se changer en cash-machine. A lui tout seul, OpenAI, le créateur de ChatGPT, devrait d’ailleurs perdre 5 milliards de dollars cette année, selon le média The Information, et le nécessaire refinancement d’une start-up dont la valorisation a pourtant explosé ne sera peut-être pas si aisé.

Les investisseurs profiteront en tout cas des présentations de résultats qui s’enchaîneront dans les prochains jours pour faire le décompte des milliards de dollars investis dans le domaine. Ils analyseront l’évolution du chiffre d’affaires, voire les profits des champions du logiciel. Et jusqu’ici, le pari n’est pas gagnant.

Des investissements, peu de recettes

« Très peu d’entreprises enregistrent des revenus directement liés à l’intelligence artificielle générative », reconnaît Peter Cohan, conseiller en stratégie pour des sociétés tech et auteur de « Brain Rush : How to Invest and Compete in the Real World of Generative AI », à paraître aux Etats-Unis ces jours-ci. D’après un investisseur du fonds Sequoia, la situation est même propice à l’éclatement d’une bulle : après avoir investi 300 milliards de dollars en puces électroniques ultra-performantes et dans des centres de données en 2024, le secteur de la tech gagnera au mieux 100 milliards de dollars de recettes sur l’année, selon lui. Mais il lui faudrait générer 600 milliards pour être à l’équilibre…

Certes, Microsoft, l’entreprise la plus impliquée dans le développement de la technologie, en récolte déjà de premiers fruits. Selon ses comptes trimestriels les plus récents – en attendant sa publication annuelle le 30 juillet -, sa plateforme d’informatique à distance Azure enregistrait un chiffre d’affaires non précisé mais en croissance de 31 %, dont 7 points étaient attribuables à la demande en IA générative.

Technologie prometteuse

Lors de ses récents résultats trimestriels, Google a lui aussi expliqué la croissance de son activité cloud (+30 %) par ses nouveautés dans l’intelligence artificielle. Le géant vient d’injecter une dose d’IA générative dans son moteur de recherche. En mai dernier, Amazon avait quant à lui estimé avoir généré « plusieurs milliards de dollars de chiffre d’affaires » sur l’année grâce à la technologie.

Mais les montants des recettes sont encore loin de tenir la comparaison avec les investissements. Et quand Google affiche une amélioration de ses profits, les analystes, comme Dan Ives chez Wedbush, s’attardent sur la discipline financière à coups de ralentissement des recrutements et d’optimisation immobilière, plutôt que sur l’apport en interne de cette technologie prometteuse.

Résultats décevants

Dès lors, de nombreuses voix s’interrogent sur la pertinence des investissements massifs dans l’IA générative. Même Yann LeCun, le scientifique star de Meta, se demande si le succès viendra assez vite pour justifier les dépenses actuelles – tout en reconnaissant que son employeur et ses concurrents n’ont pas d’autres choix que de s’intéresser à la technologie qui pourrait les dépasser…

Les doutes de Peter Cohan sont encore plus marqués. « Je ne sais pas si les champions de la tech retrouveront un jour leur investissement. Le problème est que le coût pour bâtir et opérer ces systèmes d’IA est généralement plus élevé que le prix que ces entreprises peuvent facturer à leurs clients », calcule-t-il. A 30 dollars par mois et par utilisateur, la fonction Copilot de Microsoft, capable de résumer des réunions et de prérédiger des e-mails, a ainsi déçu nombre d’entreprises, selon le « Wall Street Journal ».

A la conquête de nouveaux utilisateurs

La question du prix acceptable par le client est encore plus prégnante pour les éditeurs de logiciels qui n’ont pas la taille d’un Microsoft. D’Adobe à ServiceNow, leur pari se révèle encore plus risqué. Dans un coup à plusieurs bandes, les fonctions d’IA générative sont incluses dans leurs offres.

Mais la technologie doit permettre l’utilisation de leurs logiciels par un plus grand nombre de personnes, y compris des cadres sans bagage technique. C’est parfois effectivement le cas, par exemple en ce qui concerne Photoshop. Sur le principe, les éditeurs espèrent s’y retrouver puisque la facture finale adressée au client abonné dépend du nombre d’utilisateurs.

Mais le passage à la pratique est plus délicat. « C’est risqué car chaque requête additionnelle de l’IA générative a un coût significatif pour faire tourner les data centers. D’où un impact sur les marges des fournisseurs d’IA », explique Michael Mansard, directeur de la stratégie de Zuora, un éditeur de logiciel de gestion des abonnements. Par ailleurs, en automatisant davantage le fonctionnement des logiciels, l’IA pourrait faire diminuer le nombre d’utilisateurs.

Selon une étude Zuora auprès de 70 fournisseurs de modèles d’IA ou de logiciels dopés à l’intelligence artificielle, la moitié d’entre eux ont adopté une tarification au nombre d’utilisateurs. Mais seulement une dizaine parviennent à monétiser l’IA.

Intelligence artificielle : la performance ne tient pas encore toutes ses promesses

Les premières expérimentations montrent bien des gains de productivité mais l’IA se diffusera moins vite que prévu initialement, disent des économistes. Dans les entreprises cotées, les bénéfices se font attendre.

Après l’euphorie des promesses, le temps des doutes est désormais arrivé pour l’IA générative. De plus en plus de questionnements émergent sur l’intérêt réel de l’intelligence artificielle dans les entreprises. La plupart ont certes expérimenté l’IA et mettent en place des cas d’usage. Même si des premiers gains de productivité réels ont été constatés pour certaines taches (préparation de présentations pour les consultants, réponses à des questions dans des centres d’appels, recherche pour des professions juridiques…), ces tests n’ont pas débouché sur une révolution d’une multitude de process. La destruction massive de millions d’emplois et l’apparition de nouveaux métiers assistés par une technologie omnisciente n’ont pas eu lieu.

Des sociétés commencent même à revenir en arrière, à l’image de McDonald’s. Ses essais de commandes automatisées ont été arrêtés, à la suite d’erreurs vraisemblablement. Un exemple qui résonne aussi avec une certaine prudence des économistes.

L’IA n’affecte que peu de tâches

Il y a quelques semaines, Daron Acemoglu, économiste du prestigieux MIT, publiait une étude prévoyant une hausse limitée autour de 1 % du PIB sur les dix prochaines années. Pour le spécialiste, le nombre de tâches que l’IA va affecter n’est pas massif à court terme. Qu’importe alors si l’IA permet déjà des gains de productivité bien plus importants sur les périmètres où elle est expérimentée.

Il y a quelques mois, une autre étude de plusieurs chercheurs du MIT montrait aussi en substance qu’avoir des salariés restait globalement moins coûteux que de les remplacer par des machines.

Des analyses qui tranchent avec plusieurs études et cabinets de conseils promettant monts et merveilles mais aussi destructions massives d’emplois. Par exemple, l’an dernier, Goldman Sachs prévoyait une augmentation du PIB de 7 % en dix ans et une menace sur 300 millions d’emplois dans le monde.

La différence entre l’IA et Internet

Il n’y a qu’à lire un récent papier de Goldman Sachs pour se rendre compte que l’enthousiasme est un peu retombé. Les opinions y apparaissent très contrastées… à l’intérieur même de la banque. Ainsi quand l’économiste senior, Joseph Briggs, prévoit une croissance de 6 % du PIB, Jim Covello, responsable de la recherche sur les actions mondiales, est plus circonspect.

Il doute que les coûts de l’IA diminuent suffisamment pour que l’automatisation d’une grande partie des tâches soit abordable. « Nous estimons que la mise en place d’une infrastructure d’IA coûtera plus de 1.000 milliards de dollars rien qu’au cours des prochaines années [dépenses liées aux centres de données, à l’énergie et aux applications…]. La question cruciale est donc la suivante : quel problème de 1.000 milliards de dollars l’IA va-t-elle résoudre ? »

De nombreuses personnes tentent de comparer l’IA d’aujourd’hui aux premiers jours de l’Internet, rappelle le spécialiste. Mais même à ses débuts, l’Internet était une solution technologique peu coûteuse qui a permis au commerce électronique de remplacer des services coûteux. Amazon a pu proposer un accès à tous les livres ou presque pour moins cher que n’importe quelle librairie…

A la recherche du boom des marges

Difficile en outre de savoir si l’utilisation de l’intelligence artificielle reste un « gadget » dans les entreprises. Selon le BCG, 68 % des sondés dans le monde déclarent utiliser régulièrement l’IA générative. Mais comme le rappelle le « Wall Street Journal », citant une étude de la société Ramp, environ un tiers seulement des entreprises – un chiffre en hausse – paient pour des outils d’IA. Ce qui suggère un fossé énorme entre les salariés qui jouent avec l’intelligence artificielle et ceux pour lesquels l’entreprise a mis en place des outils payants. Parmi celles qui paient, une enquête du « Wall Street Journal » montrait que l’efficacité des outils et la fiabilité des réponses laissaient parfois à désirer. Et poussaient même à se désintéresser de la technologie.

« L’utilisation réelle de l’IA reste très limitée, et il ne faut pas forcément se fier aux sondages qui montrent que tout le monde essaie », appuie Jacques-Aurélien Marcireau, coresponsable de la gestion actions d’Edmond de Rothschild AM. Pour lui, l’un des juges de paix sera l’analyse des résultats des éditeurs de logiciels. « Les entreprises technologiques sont parmi les premières utiliser les technologies récentes pour bénéficier de gains de productivité. Or, pour l’instant, on ne voit pas de boom des marges », explique-t-il. Au contraire, Salesforce a fortement baissé en Bourse en mai, après ses résultats.

Les consultants veulent y croire

Mais du côté des consultants, l’optimisme demeure. « Les entreprises dans lesquelles nous avons mis en place des expérimentations affichent des gains de productivité de l’ordre de 10 à 15 % sur les tâches avec IA », assure Nicolas Gaudemet, chez Onepoint.

Selon un sondage du BCG, 60 % des Français utilisant l’IA estiment à cinq heures le temps gagné par semaine. « On a cru que l’IA était magique et pouvait tout faire. Et surtout, on a surestimé la vitesse : la technologie avance à une vitesse exponentielle mais pas les entreprises. L’IA suppose une transformation d’organisation pour en tirer tous les bénéfices, or, cela prend du temps. Notamment, en Europe, compte tenu de freins sociaux », appuie Nicolas de Bellefonds, responsable mondial de l’entité IA du BCG.

 

Lire : Les Echos du 26 juillet

 

Jean-Philippe Behr

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