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Les Netflix de la presse arrivent

Apple News et Scroll lanceront prochainement leurs services : des sortes de “Netflix de la presse” qui ouvrent de nouvelles voies de financement pour le journalisme en ligne.

La réinvention des modèles économiques de la presse sur Internet, c’est une arlésienne. Après une première ère de développement durant laquelle les acteurs historiques de la presse se sont dotés de sites presque entièrement gratuits, puis l’arrivée de pure players dopés à la pub (comme BuzzFeed) ou financés entièrement par abonnement (comme Mediapart), l’économie de la presse en ligne s’est stabilisée. Avec toutefois des lacunes encore profondes. La presse écrite imprimée a en effet perdu 71% de ses recettes publicitaires depuis le début des années 2000, selon une enquête menée par le cabinet BearingPoint suite à une commande du Ministère de la Culture. Et, si Internet a pris le relais, cela ne bénéficie pas forcément aux médias traditionnels.

Face à cela, de nombreux sites de presse ont mis en place un système d’abonnement soit intégral (Mediapart encore), soit réservé à certains articles (comme Le Monde), soit encore un paywall qui se déclenche au bout d’un certain nombre d’articles lus (comme le fait Libération). Au Royaume-Uni, le Guardian a choisi encore une autre voie : tous les articles sont disponibles gratuitement, mais le lecteur est systématiquement encouragé en bas de page à donner la somme de son choix pour financer le journalisme indépendant. Et ça marche : sur les trois dernières années, un million de lecteurs ont soutenu financièrement le journal. Mais aujourd’hui, de nouveaux modèles entendent disrupter à nouveau le financement de la presse. Et ils comptent sur une formule qui a fait ses preuves : l’abonnement unique à des sources de contenu multiples.

Les succès de Netflix et Spotify inspirent

C’est ce qui a fait le succès de Netflix pour le cinéma et la télé, et de Spotify pour la musique : moyennement un abonnement mensuel, l’utilisateur a accès à un catalogue de contenus de manière illimitée. Aux États-Unis, le Netflix de la presse existe déjà : il s’appelle Texture et, pour $9,99 par mois, il donne accès à 200 magazines, dont le New Yorker, Time, Esquire, National Geographic ou encore Vanity Fair. L’application a récemment été rachetée par Apple, qui a prévu de lancer le 25 mars une offre de “kiosque sur abonnement” pour les utilisateurs américains, anglais et australiens de iOS 9. Ceux-ci ont déjà accès à Apple News, “un portail d’informations mélangeant différents médias et permettant d’accéder à différentes sources, afin de mieux approfondir un sujet”, explique 01.net. Apple News n’est qu’un widget en France, mais l’entreprise a de grands projets pour sa version anglo-saxonne : en faire un point d’accès unique à la presse, en incluant notamment le contenu sur abonnement, jusqu’ici exclu d’Apple News.

L’enjeu d’un financement équitable

Le projet se heurte néanmoins à des frictions, la principale d’entre elles étant qu’Apple entend a priori conserver 50% des $10 d’abonnement mensuel, répartissant le reste entre les médias en fonction de l’attention que leur accordent les lecteurs (c’est ainsi que fonctionne Spotify). Selon Les Échos, certaines grandes publications hésitent encore à entrer dans la danse : “Le New York Times et le Washington Post proposent des abonnements mensuels respectivement à partir de 15 et 10 dollars par mois. Vu la répartition des revenus dans le futur kiosque d’Apple, nulle chance pour eux d’atteindre un montant équivalent par lecteur. En bradant ainsi leurs contenus pour Apple, ces grands éditeurs pourraient sans doute élargir leur base de lecteurs mais ils auraient aussi bien du mal à justifier les tarifs payés par les autres abonnés.” Un arbitrage délicat pour ces journaux, coincés entre un modèle économique stabilisé tant bien que mal et la nécessité d’élargir leur audience.

Payer pour éviter la pub

Plus original, le service proposé par Scroll (qui devrait très prochainement se lancer) ouvre des perspectives de financement plus stables pour les sites de presse majoritairement dépendants de la publicité. Sur le papier, Scroll ressemble aussi à un Netflix de la presse : pour $5 par mois, il donne un accès illimité au contenu de plusieurs publications (parmi lesquelles BuzzFeed, Slate, USA Today, The Atlantic, The Verge ou encore Jezebel). Le tout garanti sans pub. L’offre de Scroll ne comprend en effet pas les contenus réservés aux abonnés ou protégés par un paywall : c’est avant tout une solution développée pour les lecteurs qui ne veulent pas de pub au milieu de leurs articles, et qui sont prêts à payer pour cela. (La success story du Guardian montre que le pari pourrait être gagnant.) Scroll a récemment annoncé un partenariat avec le navigateur Firefox : les deux entreprises se sont retrouvées autour de la même question : “comment construire un web centré sur l’utilisateur sans pour autant contrecarrer le financement du journalisme essentiel à notre démocratie ?”, explique la start-up dans un communiqué. En d’autres termes, comment concilier son envie d’un Internet sans pub (notamment en utilisant un ad blocker installé sur son navigateur) et son désir de financer la presse ?

Pour les éditeurs, Scroll signifiera probablement des revenus plus stables, ou du moins plus fiables : avoir une base d’abonnés est le nerf de la guerre dans la presse, car elle donne plus de visibilité sur les revenus à moyen terme. Et puis réduire sa dépendance aux annonceurs est toujours une bonne nouvelle en termes éditoriaux.

Le développement d’Apple News comme le lancement de Scroll démontrent en tous les cas une chose : pour la presse comme pour la musique et la télévision, ce que les utilisateurs recherchent avant tout, c’est l’expérience la plus fluide possible. Scroll l’a bien compris, en vantant son service “frictionless”. Nombreux sont ceux prêts à payer pour s’épargner la publicité ou garantir l’accès illimité à une base de données. En ces temps d’inquiétude pour la démocratie et de lutte contre les fake news, gageons qu’ils seront également disposés à financer le journalisme indépendant — tant que c’est pratique.

Lire : Yellow Vision du 19 mars

Jean-Philippe Behr

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