« En 90 jours, nous avons décidé de changer 80% du management », dit le patron de Condé Nast
Avant l’arrivée de Roger Lynch, Condé Nast perdait plus de 100 millions de dollars par an. Le nouveau patron du prestigieux groupe de presse regroupant « Vogue », « Vanity Fair », « GQ » ou encore le « New Yorker » explique comment il a réorganisé le groupe, notamment ses rédactions, et l’a recentré sur la publicité numérique.
Avant votre arrivée en 2019, Condé Nast perdait beaucoup d’argent, surtout aux Etats-Unis. Vous êtes revenus dans le vert en 2021. Qu’avez-vous changé et quelles sont les perspectives 2022 ?
Historiquement, chez Condé Nast, l’international était dans une société séparée de l’entité américaine. Même si ces deux sociétés appartenaient à la même famille, de fait, elles étaient quasiment concurrentes. A mon arrivée, ma mission a été double : redresser Condé Nast et fusionner ces deux entités. La culture de Condé Nast aux Etats-Unis était très différente de la culture de nos filiales à l’international. C’était une culture très compétitive, avec une organisation en silos que je voulais absolument changer.
Après 90 jours, nous avons décidé de changer la structure de management du groupe et de remplacer 80 % des dirigeants. En fédérant les équipes autour des thèmes de la diversité et de l’inclusivité, nous avons aussi réalloué les ressources. Il fallait investir dans de nouvelles activités (numérique, vidéo, abonnements, e-commerce…) et ce alors même que notre première source de revenus était encore le papier, un métier en déclin. D’où nos problèmes financiers passés.
Dès 2021, notre chiffre d’affaires a crû de manière significative. Nos revenus numériques ont grimpé de 38 % et pour la première fois de notre histoire, ils ont dépassé ceux liés au papier. Certes, 2021 a été une année extraordinaire. En 2022, notre croissance sera moins forte mais globalement en ligne avec les objectifs fixés en début d’année. Certes, la Chine est en dessous de nos attentes et nous avons été obligés d’arrêter nos titres en Russie. Mais nos activités européennes se portent bien et aux Etats-Unis les performances sont extrêmement bonnes.
« Vogue », « Vanity Fair », « Wired »… Condé Nast est connu pour ses magazines à forte personnalité. En mettant en place une nouvelle organisation éditoriale à l’échelle mondiale, ne craignez-vous pas que vos titres perdent leur âme, comme le disent certains de vos concurrents ?
Ce que disent mes concurrents m’importe peu. « Vogue », par exemple, marche extrêmement bien mondialement aujourd’hui, alors que beaucoup de nos concurrents voient leurs audiences décliner. Nos couvertures restent très ancrées sur les marchés locaux. Trop d’entreprises imaginent que c’est aux clients de s’adapter à leur modèle d’organisation. C’est une erreur à ne pas commettre ! J’ai eu à coeur de comprendre les attentes de nos lecteurs ou annonceurs.
Par exemple, nous avions observé que dans tous nos marchés, généralement 35 % à 40 % du trafic de nos sites venaient d’un public basé dans d’autres pays. Mais l’organisation était très locale, avec des magazines gérés de manière indépendante. Nous avons donc décidé de partager mondialement nos contenus locaux avec des équipes éditoriales globales. De tous les changements que j’ai menés, je crois que c’était le plus périlleux. Nous sommes très contents du résultat.
Quel futur pour les versions papier de vos magazines ?
Cela dépend des magazines. Pour certains, une exploitation purement numérique fait du sens. Il y a quelques années, avant mon arrivée, « Glamour » a été transformé en une publication uniquement en ligne aux Etats-Unis. Ce titre est devenu très rentable.
Quant à « Vogue », généralement nous accompagnons ses Unes par des vidéos et d’autres contenus numériques ou destinés aux réseaux sociaux. La Une de « Vogue » nourrit tout un écosystème, jusqu’à un programme de « club ». Le papier a toute sa place dans le modèle économique d’un titre comme celui-ci. J’imagine que « Vogue » continuera à sortir en papier pendant longtemps.
Le magazine est-il un centre de coût ou peut-il, en soi, gagner de l’argent ?
Oui pour « Vogue ». Pour les marques qui génèrent leurs revenus seulement de la publicité « print », c’est difficile – même si, soit dit en passant, nos revenus de publicité papier montent cette année. A Condé Nast, nous avons des marques assez fortes pour générer des abonnements, de l’e-commerce ou le désir de faire partie d’un club, de participer à des événements. Cela soutient un écosystème.
En mettant l’accent sur la publicité numérique, quelle a été votre démarche ?
Pendant des décennies, l’industrie de la presse a souffert d’un basculement publicitaire du print vers le Web dont Google et Facebook ont bénéficié. Ce n’est plus le cas. Depuis six ou sept trimestres, la croissance de nos activités de publicité en ligne se fait à un rythme plus rapide que celles de Google, Facebook et tous nos autres concurrents.
Avant, chacun de nos pays – et même chaque titre dans chaque pays – avait son équipe commerciale qui vendait les audiences d’une publication mais pas des autres. Les clients nous reprochaient le peu de lisibilité de notre offre. Des équipes transversales ont été déployées pour offrir aux annonceurs des audiences ciblées beaucoup plus larges.
Par ailleurs, les annonceurs ont changé de démarche. Ils analysaient la publicité en attribuant son pouvoir en fonction du dernier clic (acheter une robe en voyant une publicité sur Instagram). Cela ne prenait pas en compte le travail d’un titre comme « Vogue » sur cette publicité et le produit sous-jacent. Le marketing moderne nécessite de comprendre que des facteurs multiples sont en jeu. Il ne faut pas se limiter à la publicité cristallisant la demande en négligeant les autres formes de publicité qui la génèrent. Désormais, les annonceurs remontent la chaîne et reviennent vers nous, les éditeurs.
Il faut ajouter à cela la fin programmée des cookies et les considérations de vie privée qui font qu’il y a moins de data disponible. Ce phénomène avantage des sociétés comme la nôtre qui récolte beaucoup de données primaires propriétaires (« first party data ») et a la technologie pour les exploiter.
Le « New Yorker » est-il une île protégée au sein de Condé Nast ?
Nos équipes éditoriales sont sous la responsabilité mondiale d’Anna Wintour, sauf celle du « New Yorker ». Ce magazine a aussi ses propres « fact-checkers » étant donné la sensibilité des sujets traités. La grande majorité des revenus du magazine vient des abonnements. Et ils restent en augmentation.
Croyez-vous au modèle Apple News+ de « Netflix de la presse » ?
On ne sait pas encore la taille de ce business pour Apple. Mais nos magazines obtiennent de très bons résultats sur Apple News+, notamment « Vanity Fair », mais également le « New Yorker ». J’avais des inquiétudes pour ce magazine, nous avons travaillé avec Apple pour que cela ne cannibalise pas nos abonnements .
Apple News+ n’a pas tous les titres et ne les aura pas. Ce n’est pas nécessairement le bon modèle pour la presse, mais cela ne veut pas dire que cela ne peut pas jouer un rôle.
Vous êtes aussi en train de mener une percée dans l’audiovisuel…
C’est dans la vidéo que notre croissance est la plus forte. J’ai mis en place une nouvelle division sous la houlette d’Agnès Chu qui nous a rejoints de Disney avec une équipe. Condé Nast dispose de propriétés intellectuelles à profusion et qui se régénèrent chaque jour. Nous ne les exploitions pas vraiment mais, aujourd’hui, nous avons 70 projets d’oeuvres audiovisuelles en développement et peut-être de films pour les salles. En juin, « Spiderhead », inspiré d’une nouvelle parue dans le « New Yorker », a été le film le plus regardé sur Netflix dans 45 pays.
Vous avez dit un jour que « woke » n’était pas un terme péjoratif pour vous. Anna Wintour était-elle la bonne personne pour réorganiser vos rédactions ?
Je sais que cela a été controversé. Mais cette transformation n’a été possible que grâce à elle. Regardez tout ce qu’elle a accompli ! Dès le moment où j’ai franchi la porte chez Condé Nast, j’ai vu sa passion ainsi que l’influence hors norme qu’elle exerce mondialement. Si elle se passionne par exemple pour l’e-commerce, c’est parce qu’elle sait que ce sont les activités qui financent notre journalisme. Elle est plus pertinente et efficace que jamais.
Lire : Les Echos du 11 octobre