L’éditeur du tabloïd « Bild » veut faire passer ses titres en tout numérique, dans un futur proche. Une petite bombe. Pour l’heure, l’abandon de l’édition papier reste très limité en France et à l’étranger.
Le patron d’Axel Springer a lâché une petite bombe la semaine dernière. L’éditeur du tabloïd allemand « Bild » veut passer au tout numérique pour ses titres phares. « Notre objectif est le ‘Digital Only’ », a expliqué Mathias Döpfner, le directeur général d’Axel Springer. Pour cause de grève, les journaux français seront « digital only » ce mardi : c’est donc tout à fait envisageable techniquement.
Mathias Döpfner a toutefois ajouté que l’imprimé était « encore rentable aujourd’hui et indispensable pour les lecteurs et les clients publicitaires », aussi le passage au numérique devrait prendre « quelques années ».
Certes, le groupe derrière « Bild » (autour d’un million d’exemplaires), « Die Welt », « Politico » ainsi que plusieurs sites de petites annonces avait déjà opéré un large virage vers le digital. Mais avec cette déclaration, il prépare un pas de plus, que peu de journaux ont franchi, et secoue le secteur. Sans parler des suppressions d’emplois planifiées en raison de l’utilisation de l’intelligence artificielle, susceptible désormais de « remplacer » les journalistes.
Les projets de Springer arrivent dans un contexte particulier, « où le marché publicitaire allemand souffre des effets de la crise sanitaire et de l’inflation après des années d’excellente forme avec un CPM (indicateur publicitaire) supérieur à celui en France », souligne Philipp Schmidt, chief Transformation Officer de Prisma Media (Vivendi), bon connaisseur du marché allemand. Les prix du papier se sont aussi envolés. Pendant longtemps, l’Allemagne a profité d’un fort réseau de distribution, de prix des journaux peu élevés et donc d’une pénétration élevée de la presse papier.
Toutefois, cette volonté du tout digital est aussi peut-être un effet d’annonce. « Il parle de ‘quelques années’, pour cette mutation, ce qui est très imprécis et sans doute aussi destiné à rassurer son actionnaire KKR », analyse François Godard, analyste chez Enders Analysis.
Les tabloïds plus exposés
Pour l’heure, rares ont été les quotidiens européens à passer au tout numérique. « Il y a évidemment une place pour le papier », estime Joseph Oughourlian, président de Prisa, éditeur d’« El Pais » , en Espagne. « Le papier n’a plus le même tirage et n’occupe plus la même place qu’auparavant, mais cela reste rentable pour nous. Il y a un attachement de certains lecteurs notamment aux éditions du week-end d »El Pais’, qui ont des contenus extrêmement riches. »
Les formats tabloïds pourraient être plus exposés. Les lecteurs trouvent exactement les mêmes contenus en ligne gratuitement et les points de vente se raréfient. Au Danemark, par exemple, le deuxième plus gros tabloïd du pays, « B.T. » a arrêté sa version papier début janvier.
Cela dit, les arrêts des versions papier se multiplient depuis quelques années même pour des formats divers. En 2016, le britannique « The Independant » avait annoncé mettre fin à son édition papier, alors que les ventes s’étaient effondrées. En France, il y a eu le cas notable de « La Tribune » au début de la dernière décennie . Au Canada, « la Presse » a annoncé son passage au 100 % numérique, en 2018. Aux Etats-Unis, plusieurs titres régionaux ont notamment diminué le nombre de jours de parution « print » (au profit du numérique), à l’image du groupe Gannett, il y a quelques mois. Dans nombre de cas, « passer au tout digital est le dernier recours de journaux en échec. Les grands titres ont besoin des deux », analyse Pierre Louette, pdg du groupe Les Echos-Le Parisien.
Les ventes numériques représentent plus des deux tiers
En France, « l’essentiel des éditeurs veut garder le print, ne serait-ce que parce que la publicité papier est centrale. Il reste des lecteurs uniquement sur papier », confirme Jean-Paul Dietsch, directeur général adjoint de l’ACPM. De fait, le print représente 83 % des recettes publicitaires brutes de la presse quotidienne nationale en 2022, selon Kantar.
Mais le numérique prend de plus en plus de place : dans la PQN, 69 % des ventes sont en numérique (le fameux « PDF » d’un journal). Alors qu’il y a dix ans, c’était seulement 3,8 %, selon l’ACPM.
L’imprimé reste une vitrine pour les grands journaux, « qui sera conservée aussi longtemps que l’arbitrage avec les coûts d’impression et de distribution sera tenable », prédit François Godard. « Le tout digital n’est pas pour tout de suite, mais d’ici à une décennie, pourquoi pas une version print des quotidiens une seule fois par semaine avec des formats longs, des enquêtes ? L’intelligence artificielle pousse les éditeurs à aller davantage vers le numérique pour les formats courts », estime Jean-Clément Texier, banquier spécialiste de la presse.