Hostiles aux méthodes de leur nouveau propriétaire Reworld Media, neuf journalistes, dont la quasi-totalité des rédacteurs titulaires, ont annoncé leur démission du mensuel scientifique. Pour la Société des journalistes, ce départ collectif risque de porter « un coup fatal » à cette publication centenaire.
Un « grand crash » après l’espoir d’un « beau mariage ». C’est l’impression amère que garde Hervé Poirier, ancien directeur de rédaction de « Science & Vie » parti en octobre dernier, à propos du rachat du mensuel par le groupe Reworld à l’été 2019 . Marchant dans ses pas, neuf journalistes ont annoncé ce mardi avoir démissionné du titre en raison de « désaccords » avec le groupe.
Dans le détail, ce sont cinq titulaires (une rédactrice, un chef de service, deux rédacteurs en chef adjoints et un secrétaire de rédaction), ainsi que le rédacteur en chef des hors-séries et trois pigistes, d’après un communiqué de la Société des journalistes (SDJ).
Ne reste donc plus que huit titulaires (maquettiste, iconographes, etc.), dont un « dernier » rédacteur spécialisé. Celui-ci a été nommé rédacteur en chef adjoint sous la supervision de Philippe Bourbeillon, rédacteur en chef nommé en novembre 2020. Cet ancien de « VSD » a été choisi « au détriment d’une candidature interne soutenue par toute la rédaction » et malgré son « profil non scientifique », souligne le communiqué.
« Un coup fatal »
« La nouvelle organisation adoptée suite à cette vague de départs pourrait porter un coup fatal à un magazine qui, depuis plus de cent ans, est une référence dans le traitement et la vulgarisation de l’information scientifique », déplore la Société des journalistes du mensuel fondé en 1913 et comptant plus de quatre millions de lecteurs.
Cette démission collective n’est pas une bonne publicité pour Reworld dans le contexte des réflexions lancées par le gouvernement en fin d’année dernière sur les critères d’attributions des aides à la presse. Le groupe est visé implicitement. Selon Dominique Carlier, élu SNJ-CGT et secrétaire du CSE de Reworld, « c’est un enjeu de plusieurs dizaines de millions d’euros pour Reworld s’il perd les tarifs postaux préférentiels, même si le groupe sait qu’il a du temps sur ce sujet ».
Le travail de veille et la « quasi-totalité de la rédaction des articles » sont en tout cas confiés aux pigistes, sans « équipe rédactionnelle interne » pour assurer la « cohésion éditoriale », estime la SDJ, qui représente aussi « Science & Vie junior », non impacté. En outre, « la conception et la réalisation des hors-séries ont été entièrement externalisées et confiées à l’agence Com’Press ».
Des départs envisagés depuis l’automne
Cette vague de départs était envisagée depuis l’automne par des journalistes inquiets pour l’indépendance et la qualité de leur titre, menacée selon eux par Reworld. « Au départ, je pensais que Reworld était une très bonne opportunité pour ‘Science & Vie’ », raconte Hervé Poirier, invité mardi au micro de France Inter. L’ex-directeur de la rédaction et rédacteur en chef voyait d’un bon oeil le rachat des titres de Mondadori France par Reworld Media, doté d’une grande « expérience sur le numérique ».
Mais il a vite déchanté. A l’automne 2020, la situation s’est dégradée. La rédaction a demandé à la direction de tenir deux engagements : « ré-étoffer l’équipe » après le départ d’une dizaine de personnes (qui ont fait valoir la clause de cession) et « garantir l’indépendance du site internet », rapporte l’ex-rédactrice en chef adjointe Mathilde Fontez sur France Inter. Sur ces deux points, « la réponse a été non ».
Grève et motion de défiance
La rédaction estime avoir été dépossédée de son site internet, désormais alimenté par des « chargés de contenus » non-journalistes. « Normalement, toute information qui est publiée sur le site est passée au prisme de journalistes indépendants, qui interviewent des chercheurs et ont un regard critique », pointe Hervé Poirier. Aujourd’hui, les « chargés de contenu » ont « une heure pour produire l’information et l’afficher sur Google News ».
La rédaction dénonce aussi la tendance de Reworld à confondre espaces publicitaires et contenus éditoriaux. En septembre, Hervé Poirier a donc annoncé son départ, après vingt-et-un ans de maison, suivi, en janvier, par Mathilde Fontez. Entre-temps, la rédaction a mené une grève de trois jours, voté une motion de défiance à l’encontre de la direction et récolté de nombreux témoignages de soutien des lecteurs et de la communauté scientifique. En vain.
Contacté par l’AFP, Reworld n’a pas souhaité commenter ces déclarations de la Société des journalistes. Le groupe, créé en 2012 par des entrepreneurs du web, s’est fait une spécialité du rachat de vieilles marques magazines qu’il digitalise. Il en compte désormais plus d’une cinquantaine (« Marie France », « Télé Magazine », « Auto Moto », « Closer »…).
Interrogé sur ses méthodes, notamment sur le mélange des genres entre publicité et rédactionnel, le directeur général Gautier Normand avait assuré en 2019 aux « Echos » que son « modèle [était] plutôt bâti en direction du lecteur, notre premier client, devant l’annonceur publicitaire ». Ces démêlés n’ont en tout cas pas pesé sur le cours de Bourse de Reworld Media, qui s’est récemment hissé à un nouveau sommet historique, après la publication de solides résultats financiers en 2020.