Depuis près de deux ans, les délais de livraison de papier ont été multipliés par trois et les prix flambent. En cause, la crise sanitaire et, plus récemment, la guerre en Ukraine. Pour les petites maisons d’édition indépendantes, la situation est critique. Par précaution, elles sont souvent contraintes d’avoir recours au sur-stockage.
Hausse des prix, allongement des délais. Le secteur de l’édition vit depuis plus de deux ans des heures troubles. La crise sanitaire a entraîné dès mars 2020 une pénurie de papier et une hausse des prix particulièrement lourde pour les petites maisons d’édition indépendantes, sans toutefois épargner les mastodontes du secteur.
L’heure est à l’anticipation et à l’arbitrage pour les éditeurs, contraints d’adapter leur fonctionnement à la disponibilité de la matière première. « Actuellement, nous préparons la rentrée littéraire à l’aveugle. Nous sommes obligés d’évaluer bien trop tôt la quantité d’exemplaires à imprimer pour être sûrs de ne pas rater les échéances », décrit Pascal Lenoir, président de la Commission environnement et fabrication du Syndicat national de l’édition (SNE).
Les délais de livraison, de l’envoi à l’imprimeur à la réception des cartons, ont triplé, passant de deux semaines avant le Covid à six semaines aujourd’hui. Côté prix, la situation a pris une telle ampleur que les hausses peuvent atteindre jusqu’à 50 %.
« Les prix bougent tellement qu’on ne sait pas à quel tarif on va l’acheter dans trois mois. Tout est complexifié, ça créé des angoisses qui obligent à faire fonctionner différemment les maisons d’édition », poursuit Pascal Lenoir, également directeur de la production chez Gallimard.
Report des sorties
Certaines sorties sont décalées de quelques semaines, d’autres de quelques mois. « Ce n’est pas si grave, c’est rare qu’un roman devienne obsolète », nuance Pascal Lenoir, qui remarque toutefois que la situation aurait été « catastrophique » s’il y avait eu une réforme scolaire en septembre 2022, et donc la nécessité de réimprimer tous les manuels.
Pour le groupe Fleurus, les sorties de janvier 2023 sont déjà lancées en impression. Avant la crise, celles-ci avaient lieu en septembre. « On prend un gros risque en lançant le tirage sans avoir évalué juste avant les chances commerciales de succès d’un titre. D’autant que si on tire trop, on fait face à un problème de sur-stockage qui nous coûte très cher », explique Juliette Spiteri-Capdevielle, directrice éditoriale du segment activités chez Fleurus Jeunesse.
On reçoit actuellement les devis de fabrication pour janvier-février 2023 et c’est hors de prix
L’objectif de la maison d’édition parisienne, qui emploie une centaine de salariés, est d’avoir un tirage ajusté et si nécessaire de lancer une nouvelle impression. « On reçoit actuellement les devis de fabrication pour janvier-février 2023, et c’est hors de prix », s’alarme Juliette Spiteri-Capdevielle, rappelant que la marge de manoeuvre sur le prix de vente est limitée, celui-ci étant écrit à l’arrière de l’ouvrage.
Filiale de Média-Participations, un des plus grands groupes français d’édition, Fleurus joue sur des détails à la marge, comme la baisse du grammage du papier et le report de sortie de certains titres. « C’est en 2023 qu’il y aura un gros impact si la situation ne s’améliore pas », estime la directrice éditoriale.
Marché de l’édition en hausse
Bien que les conditions soient difficiles pour de nombreux éditeurs, le marché du livre ne s’est jamais aussi bien porté. Le Covid a en effet été bénéfique à la littérature, avec un engouement considérable des Français et particulièrement des jeunes. 2021 reste une année exceptionnelle avec un chiffre d’affaires du marché français du livre de plus de 4,5 milliards d’euros. Le maintien des librairies ouvertes et la mise en place du passe Culture de 300 euros pour les jeunes de 15 à 18 ans ont joué un rôle positif.
Pour 2022, les ventes sont jusqu’à présent en baisse par rapport aux records de 2021, mais en hausse par rapport à 2019. Selon les derniers chiffres GfK, sur la période de janvier à mai 2022, la baisse est de 4 % en volume et de 5 % en valeur par rapport à la même période en 2021.
En revanche, la comparaison par rapport à 2019 montre une hausse de 13 % en volume et de 16 % en valeur. « Le marché est notamment soutenu par les ventes de guides touristiques en plein boom depuis le début de l’année », analyse Marie Ameller, cheffe du département de la diffusion et de la lecture au sein du Centre national du livre (CNL).
Le CNL reste toutefois inquiet pour certaines maisons d’édition, notamment les plus petites, qui doivent faire face cette année aux hausses du coût du papier, des transports et au remboursement du prêt garanti par l’Etat. « Nous continuons à sonder les éditeurs pour avoir une vision plus précise de leur situation financière. Il est encore trop tôt pour tirer la sonnette d’alarme, mais nous restons très vigilants », annonce-t-elle.
Un fonds post-faillite
L’assemblée générale de la Société des gens de lettres (SGDL) a annoncé vendredi 1er juillet avoir créé un fonds devant payer les auteurs de livres qui n’auraient pas touché leurs droits après la liquidation judiciaire d’un éditeur. L’organisation représentative des écrivains. « Lorsqu’une entreprise d’édition est placée en liquidation judiciaire, les auteurs, bien qu’ils aient légalement le statut de créancier privilégié, ne recouvrent quasiment jamais les sommes qui leur restent dues », a fait valoir la SGDL.
Crise du papier : Glénat parvient à contenir le prix de ses mangas
La crise du papier oblige les éditions Glénat à jongler entre papetiers, imprimeurs, auteurs et libraires. Les chiffres en forte hausse de la société permettent à la nouvelle directrice générale, Marion Corveler-Glénat, de rester relativement sereine face à ce contexte inflationniste.
La période est aux changements chez Glénat. En décembre dernier, Marion Corveler-Glénat prenait la suite de son père, Jacques Glénat, à la direction générale. En avril, le siège parisien des éditions déménageait dans les Hauts-de-Seine. Mais il est un changement dont la maison grenobloise aurait bien aimé se passer, c’est la crise du papier.
Une crise aux multiples sources. Déjà, la pandémie et les confinements ont redonné goût à la lecture et ainsi fait croître les besoins en papier. En parallèle, les industriels se sont détournés du « papier créatif » au profit de celui d’emballage, beaucoup plus rentable. Ce qui se traduit par une hausse des prix de 40 % à 45 % pour les « papiers bouffants », utilisés dans les mangas. La production est aussi touchée par la hausse du coût de l’énergie pour les imprimeurs, qui varie de 10 % à 15 % selon les pays, quasi exclusivement en France, en Italie, en Espagne et en Belgique.
Anticipation
Pour Glénat, il a fallu s’adapter. « Le fait d’être historiquement déjà en lien avec les papetiers nous a rendus plus autonome », indique la nouvelle directrice générale. Le nombre de fournisseurs est ainsi passé de deux en 2020 à huit aujourd’hui. « Nous avons notamment travaillé avec un papetier de la région grenobloise afin qu’il développe un nouveau papier chez lui, pour imprimer du manga. »
Il s’agit aussi d’anticiper. « Quand nous commandions auparavant le papier un mois en amont, nous le faisons désormais entre trois et six mois avant. […] Un risque supplémentaire car nous n’avons pas encore les commandes des libraires pour décider du tirage », explique Marion Corveler-Glénat. Cela pouvant impacter la trésorerie, même si Glénat va plutôt très bien de ce côté-là.
« La demande est aussi très forte chez les imprimeurs, qui nous demandent d’être prêts pour l’envoi des fichiers plus tôt. Nos éditeurs ont dû revoir tous les plannings avec les auteurs », poursuit-elle. A l’autre bout de la chaîne, Glénat demande à ses libraires de commander « au plus près de leurs besoins réels, afin de ne pas générer des retours qui alimenteraient la pénurie de papier. »
Pour autant, la dynamique reste plus que positive pour l’éditeur. Le chiffre d’affaires en prix public est ainsi passé de 100 à 160 millions d’euros en 2021 avec de bons résultats pour tous les catalogues. La fabrication de mangas a quant à elle doublé pour atteindre 18 millions d’euros. Pionnier sur ce secteur, Glénat a décidé pour l’heure ne pas répercuter la hausse de prix sur ces publications.