Pour les éditeurs de presse, c’est la fin de l’ère des plateformes. Ou du moins, la fin d’une ère de « collaboration les yeux fermés » avec les plateformes numériques dont les produits, basés sur des revenus publicitaires et une croissance d’audience apparemment sans limite, n’ont pas généré les retours sur investissement espérés.
C’est le constat du rapport paru il y a quelques jours : « Plateformes et éditeurs : la fin d’une ère » de l’École du Journalisme de Columbia University — une conclusion parmi d’autres tirée d’interviews de professionnels de 27 organisations média (médias traditionnels et « pure players »), 6 plateformes et 1 fondation.
Ce rapport, qui s’inscrit dans le cadre d’une étude pluriannuelle menée par le « Tow Center for Digital Journalism » de Columbia, traque l’évolution de la relation entre ces deux entités, longtemps prises dans un bras de fer.
Les éditeurs ne sont plus dupe — l’optimisme encouragé par les plateformes permettant une publication à grande échelle, avec d’importantes retombées en revenus publicitaires, a pratiquement disparu. Il s’agit désormais de se concentrer sur leur public historique en les attirant vers une offre riche et diversifiée qui ne serait plus dictée pas les exigences des plateformes.
Les éditeurs ne cessent pas leur collaboration avec les plateformes — mais elles élaborent des stratégies en se focalisant d’abord sur leurs propres objectifs. Les plateformes sociales ne sont qu’un moyen parmi d’autres pour y parvenir.
Les plateformes rentrent dans la course et développent des stratégies vis-à-vis de l’information. Elles développent leurs propres rédactions en interne et procèdent à davantage de curation éditoriale dans les fils d’actualités.
Malgré le scepticisme des éditeurs, les plateformes essaient toujours de les attirer avec de nouveaux produits comme Apple News+ et Facebook News Tab. Et on observe une course dans le financement d’initiatives journalistiques, surtout pour les informations locales.
Une nouvelle étape est franchie dans la relation éditeur – plateforme qui met en lumière le déséquilibre flagrant entre les ressources et le pouvoir de ces deux entités et les problèmes éthiques qui en découlent.
Pour les éditeurs : repenser la relation avec les plateformes
1 Contrôler son propre modèle de revenu
Le contrôle sur son propre modèle de revenu est désormais considéré par les éditeurs comme la clé du succès. Les médias cherchent à limiter leur dépendance aux plateformes et à tirer leurs revenus d’un modèle basé sur la diversification d’offre : des abonnements, bien sûr, mais aussi de nouveaux produits à valeur ajoutée comme des newsletters, des événements, des produits dérivés, du contenu sponsorisé, des liens d’affiliation et des services d’agence.
Dans cette offre diversifiée, les revenus d’abonnement jouent un rôle prépondérant. Parmi les 12 éditeurs interrogés, les trois « digital natives » BuzzFeed News, HuffPost et Vox, ont tous lancé des offres d’abonnements cette année.
Cette stratégie permet aux éditeurs de mieux maîtriser l’expérience utilisateur, d’avoir accès aux données de ses utilisateurs et de s’appuyer sur un modèle de revenu plus sûr. Un bon moyen de se protéger des changements stratégiques imprévisibles des plateformes.
2 Se recentrer sur l’audience historique
Une conséquence de cette obsession du trafic sur les plateformes était la déshumanisation de l’audience et la dégradation du contenu publié. Les individus deviennent des clics et la ligne éditoriale tombe sous le contrôle de la viralité. Dans le rapport de 2017, les chercheurs ont remarqué que « le journalisme à haute valeur civique a été discriminé par un écosystème qui favorisait l’échelle et le partage ».
Leçon importante : toute stratégie qui éloigne l’attention de l’éditeur de son public le plus fidèle est vouée à l’échec. Cette année, les éditeurs mettent la relation au public et surtout au public le plus fidèle (les abonnés) au coeur de leur stratégie. « Nous avons besoin d’être plus respectueux de notre public, parce que nous devons entretenir une relation directe avec celui-ci. Ce sont de vraies personnes pour qui l’actualité est importante, qui veulent pouvoir nous faire confiance. » En effet, si l’objectif est d’avoir des utilisateurs fidèles et engagés, les médias doivent se concentrer davantage sur la création des contenus de qualité à la place de contenus qui n’obtiendront qu’un seul clic de l’internaute.
3 Faire preuve de prudence vis-à-vis des plateformes
Des années de déférence envers les plateformes malgré des rendements décevants ont rendu les éditeurs plus sages — et sceptiques — à leur égard. Ils favorisent maintenant une approche plus mesurée : « quel est notre objectif et est-ce que les plateformes peuvent nous aider à l’atteindre ? Si oui, faisons un partenariat, sinon, ne perdons pas notre temps. »
De plus en plus, les éditeurs voient les plateformes comme un outil lors de la première étape utilisateur : la découverte du produit éditorial. lls mettent ensuite en place des stratégies afin de convertir les internautes et de les fidéliser sur leur propre plateforme. Les éditeurs définissent mieux leurs objectifs en amont et relèvent ainsi le niveau exigé pour rentrer en négociation. Selon un éditeur : « Si la négociation n’évoque pas le revenu ou la rétention, cela ne vaut pas la peine. »
Pour les plateformes : réorienter son approche de l’information
1 Payer pour du contenu de qualité
Les services d’agrégation de contenus sont les nouveaux produits en vogue que les plateformes veulent vendre aux éditeurs… Mais pas sûr que ceux-ci en veulent ! Apple News+ a été lancé en mars 2019 sans la participation du New York Times et du Washington Post, que l’entreprise a essayé de convaincre à plusieurs reprises.
La proposition d’Apple sur le partage des revenus : 50 % pour l’entreprise et 50 % répartis entre les éditeurs a été fortement critiquée. Sans la participation des médias américains les plus réputés, il n’est pas surprenant que le service ait des difficultés à attirer des abonnés.
Facebook, qui a signé des contrats pluriannuels de millions de dollars avec des éditeurs comme le New York Times et le Wall Street Journal pour le Facebook News Tab, va peut-être changer la donne. Robert Thomson, PDG de News Corporation, a déclaré que cette nouvelle approche était « exactement ce que les éditeurs demandaient » lors du lancement du produit en novembre dernier. Les éditeurs interviewés dans le rapport ne pouvaient pas encore bien évaluer l’utilité de ces produits, mais une chose est sûre : ils les considèrent comme des outils parmi d’autres.
2 Créer des rédactions en interne
Avec la création des « salles de rédaction » interne chez Apple et LinkedIn ainsi que la formation d’une équipe de journalistes pour modérer l’actualité sur le Facebook News Tab, la frontière entre plateforme et éditeurs s’estompe de plus en plus.
Suite aux accusations de renforcement de la désinformation, les fils d’actualité des plateformes sont de plus en plus modérés par une équipe éditoriale plutôt que par des algorithmes opaques.
« Les plateformes considèrent désormais les éditeurs humains comme étant essentiels à leurs équipes éditoriales plutôt que du personnel temporaire à remplace à terme. »
3 Financer des initiatives journalistiques (surtout locales)
Depuis la publication du rapport précédent en juin 2018, Google et Facebook font de la surenchère pour financer le journalisme. Les deux plateformes ont chacune investi 300 millions de dollars dans le journalisme à l’échelle mondiale, à ventiler entre 2019 et 2022, en se concentrant sur les initiatives d’information locales aux États-Unis.
Facebook a tenu son premier sommet sur les actualités locales pour rencontrer les éditeurs et discuter de leurs attentes à l’égard de la plateforme. Le réseau social a créé des bourses visant à soutenir les initiatives qui « connectent des communautés avec des salles de rédaction locales ».
Google, lui lance des projets expérimentaux sur l’actualité locale et finance la création de nouvelles salles de rédaction sans intervenir sur l’éditorial.
Un bras de fer qui pose des problèmes éthiques
Ces initiatives de financement du journalisme émergent à un moment où la société civile met de plus en plus de pression éthique et réglementaire sur les plateformes. Mais alors que celles-ci essaient de regagner (ou racheter) la confiance des éditeurs, ces derniers restent sur leurs gardes, conscients des dilemmes éthiques dans cette alliance fragile.
Les éditeurs sont confrontés à une sorte d’hypocrisie lorsqu’ils publient sur ces plateformes des reportages accablants sur leurs pratiques. Certains éditeurs s’interrogent sur leur complicité en attirant l’audience vers des plateformes dont ils condamnent les pratiques.
Ce qui inquiète encore davantage les éditeurs, c’est le nouveau rôle que les plateformes s’octroient dans le financement du journalisme. Elles prétendent donner carte blanche… Cependant, les initiatives qu’elles financent ne peuvent que forger le journalisme d’une manière qui soit avantageuse pour elles.
Les plateformes, après avoir siphonné les revenus publicitaires des éditeurs, s’apprêtent à les redistribuer — mais selon leurs propres termes. Cela met en lumière une question essentielle : comment bâtir et maintenir des organisations médiatiques techniquement et idéologiquement indépendantes ?
Lire : Meta-Média du 6 décembre