Ces derniers mois, les lignes ont bougé dans le secteur avec l’intelligence artificielle. Mais toutes les professions ne sont pas concernées dans les mêmes proportions. Revue de détail.
Ce n’est pas encore un séisme, mais les plaques tectoniques commencent à se déplacer très lentement dans le monde de l’édition avec l’intelligence artificielle (IA). « Mathis et la forêt des possibles » (BD jeunesse), « initial_A » (BD), « Jésus » (roman graphique) : en cette rentrée 2023, plusieurs oeuvres ont vu le jour avec des dessins générés partiellement ou intégralement par l’IA. Ces initiatives ont agité l’industrie qui marche sur des oeufs avec l’utilisation de l’IA générative, un sujet ô combien sensible.
« L’IA est là et il va falloir faire avec. Il est inutile de s’opposer frontalement à la technologie qui est, dans le cas de notre roman graphique ‘Jésus’, un simple outil artistique », tranche Isabelle Saporta, directrice des éditions Fayard qui a tiré ce roman graphique à 15.000 exemplaires. Basé sur un livre de Jean-Christian Petitfils sorti en 2011, « Jésus » a été illustré par Vincent Ravalec, avec l’aide du logiciel de génération d’images Midjourney.
« Les vraies questions, reprend Isabelle Saporta, concernent le plagiat et la juste rémunération des créateurs qui doit être à la hauteur de ce qui a été emprunté par la machine. Par exemple, dans quelle mesure telle création a nourri le prompt [instruction écrite que l’on donne à un algorithme qui l’interprète et génère un résultat, NDLR] et quel pourcentage doit revenir à son auteur. »
Illustrateurs précarisés
A l’autre bout de la chaîne du livre, le ton est moins amène concernant l’IA et l’inquiétude palpable. Notamment en ce qui concerne les effets de bord. « Plusieurs illustrateurs nous disent qu’il y a une baisse de leurs commandes allant jusqu’à 30 % cette année, notamment dans les créations institutionnelles et publicitaires où l’IA est déjà très utilisée », indique Stéphanie Le Cam, directrice de La Ligue des auteurs professionnels.
« Or, ces commandes permettaient d’équilibrer leurs finances. Certains éditeurs commencent aussi discrètement à générer des couvertures par l’IA. Ces contrats rapportent 500 euros en moyenne et sont souvent réalisés par les illustrateurs les plus précaires. En perdre ne serait-ce que cinq par an, c’est énorme pour eux. »
Les traducteurs en première ligne
En revanche, les écrivains semblent encore relativement épargnés par l’IA générative, excepté dans la littérature de genre. Pour autant, l’IA est aussi source d’externalités négatives pour eux. « Les contrats dans la communication sont en baisse nette. Et dans la mesure où seuls 2 % des écrivains vivent de leur plume, cette manne est vitale pour beaucoup », expose Patrice Locmant, directeur général de la Société des gens de lettres.
Autre profession touchée, certains traducteurs. « Les traducteurs littéraires ont une vraie patte et apportent leur touche aux auteurs qu’ils traduisent et ne sont pas réellement concernés à mon sens, souligne Muriel Beyer, membre du directoire d’Humensis. Mais pour certaines catégories comme le pratique [cuisine, tourisme…], il va y avoir du mouvement car l’IA est capable de faire un premier jet convaincant. Certes, cela nécessite une relecture et une réécriture, mais c’est déjà de l’ordre du travail de l’éditeur et plus du traducteur. »
« Un vrai tabou »
Un paradigme qui n’a pas échappé aux premiers concernés. « On commence à voir des offres d’emploi s’apparentant à des sortes de super correcteur ou de réviseur de première traduction réalisée par DeepL », pointe Peggy Rolland, secrétaire de l’Association des traducteurs littéraires de France.
« Or perdre le statut d’artiste-auteur pour un traducteur n’est pas sans conséquence, notamment sociale et financière, puisque nous sommes rémunérés en droits d’auteur. Plus globalement, les éditeurs doivent faire attention car les conditions de tous les artistes-auteurs se sont dégradées et il peut être dangereux, pour eux aussi, de fragiliser l’équilibre précaire de cet écosystème. »
Quid des postes au sein des maisons d’édition ? « C’est un vrai tabou mais certains sont amenés à disparaître. Les personnes écrivant les speechs, ces quelques lignes résumant les nouveaux livres qui sont transmis aux commerciaux, sont clairement menacées », souligne un expert du secteur.
Reste à voir si ces destructions seront créatrices. « Quand Internet est arrivé, on nous prédisait la fin de nombreux métiers et c’est arrivé pour certains, fait valoir Philippe Robinet, directeur général de Calmann-Lévy. Mais cela a aussi débouché sur la création de nouveaux postes. Au sein de notre structure, nous n’avons jamais été aussi nombreux et l’IA va aussi générer ce phénomène. »
Lire : Les Echos du 20 octobre