Après une longue bataille avec les géants de la tech pour obtenir des rémunérations au titre des droits voisins, les éditeurs de presse sont à nouveau sur le qui-vive.
Alerte au tsunami. Tout juste sortis d’une longue bataille pour que les géants de la tech les rémunèrent enfin au titre des droits voisins, les éditeurs de presse sont déjà obligés de remettre la main à l’ouvrage, cette fois à cause de l’essor de l’intelligence artificielle (IA). C’est le cas en France où le Geste, qui fédère 130 éditeurs en ligne, a créé un groupe de travail sur le sujet qui se réunira pour la première fois cette semaine.
Certes, l’intégration de ChatGPT dans Bing, le moteur de recherche de Microsoft, ou Bard, le robot conversationnel de Google, sont encore en phase de test. Mais si leur usage se généralise, ces robots conversationnels pourraient sérieusement amputer le trafic et les recettes publicitaires des sites d’information, analyse Nicolas Gaudemet, associé au cabinet de conseil Onepoint.
« Les directions des médias font face à une foule de questions. Par exemple, comment seront référencés les sites ? Comment recalibrer le SEO (‘search engine optimization’) ? » interroge ce spécialiste de l’IA. « Mais l’enjeu primordial reste celui de protéger la propriété intellectuelle. »
Contournement des « paywalls »
Aux Etats-Unis, des voix se lèvent. « Clairement, il faudrait qu’il y ait des rémunérations » car l’IA se nourrit de contenus propriétaires, a affirmé lors d’une récente réunion avec les investisseurs Robert Thomson, directeur général de News Corp, le propriétaire du « Wall Street Journal ». Il mène des discussions avec un acteur de l’IA dont il ne révèle pas le nom, rapporte le quotidien new-yorkais.
Pire : certains soupçonnent ces robots conversationnels de passer derrière les « paywalls » des journaux et donc de s’« entraîner » sur des contenus payants, réservés aux abonnés. Microsoft s’en défend. Pourtant, depuis février, il teste Prometheus, sa nouvelle interface construite sur la dernière version de ChatGPT et qui, selon le magazine américain « Wired », pioche aussi dans des contenus réservés aux abonnés.
Enjeux de propriété intellectuelle
Depuis la directive européenne sur les droits voisins de 2019, Meta et Google – mais pas Microsoft – versent aux éditeurs de presse des droits voisins pour l’utilisation des articles qui aliment les moteurs de recherche. Mais les accords existants ne couvrent pas forcément les nouveaux robots de l’IA.
« Nous avons constamment des discussions avec les géants de la tech, et la question de l’IA est déjà à l’ordre du jour, notamment avec Microsoft qui veut être un parangon de vertu mais qui est en retard sur ces enjeux de rémunération des droits voisins », pondère Pierre Louette, PDG du groupe Les Echos – Le Parisien et président du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN).
Concrètement, si une IA reprend une information de tel ou tel média, rien ne l’oblige à l’attribuer au média en question. « De fait, si les sources ne sont pas divulguées, il sera encore plus difficile d’appliquer les droits voisins. Autrement dit, il n’y aura pas de rémunération automatique au profit des éditeurs de presse et agences, à moins d’accords pour des rémunérations forfaitaires », pointe Julien Guinot-Deléry, avocat associé chez Gide.
Fouille de textes et de données
Mais il y a des garde-fous. La directive européenne de 2019 et le droit français encadrent la « fouille de textes et de données ». « En théorie, les médias peuvent donc empêcher l’utilisation de leurs données par une IA, souligne Marc Schuler, associé chez Taylor Wessing. De fait, il n’est légalement pas possible de reprendre des articles destinés à des abonnés ou si le média a mis en place des procédés techniques pour s’opposer à la captation de ses données. »
Aux Etats-Unis, l’agence Getty Images a ainsi porté plainte contre Stable Diffusion, qui génère des images via l’IA, l’accusant d’avoir utilisé ses photos pour s’entraîner.
Le défi des fausses informations
L’essor de ces robots brouille la notion de propriété d’une oeuvre, au sens large. « En droit français, comme en droit américain, l’oeuvre est une création de l’esprit et l’auteur doit être un humain, note Jonathan Rofé, avocat associé chez DLA Piper. Dès lors, comment protéger une oeuvre – un tableau, un scénario, voire un article de presse – réalisée par une intelligence artificielle ? »
Toutefois, l’IA présente aussi des avantages pour les médias. L’allemand Axel Springer l’invoque pour faire des économies. Aux Etats-Unis, Buzzfeed ou Semafor l’emploient déjà. La technologie révolutionne la production de contenus, surtout les plus standardisés, mais permet aussi de créer de nouveaux formats dits de « deep learning » (comme dans les vidéos).
Mais l’enjeu va aussi être, pour les régulateurs et le secteur de l’IA lui-même, de limiter la prolifération de fausses informations qui pourraient exploser, comme en témoignent les fausses images qui circulent actuellement sur les réseaux sociaux (photos de violences dans les manifestations, Pape habillé avec une doudoune etc.). Un défi de taille.