En plus des suppressions de postes, l’État réfléchit à confier la gestion des forêts communales à des prestataires privés et à supprimer la consultation de l’ONF en cas de défrichement… Or, selon les travailleurs forestiers, une gestion durable de la forêt dépend du maintien d’un service public forestier fort.
« La France est un grand pays forestier », s’est récemment félicité Emmanuel Macron. Pourtant son service public, l’Office national des forêts (ONF) se fait démanteler en silence. Ce vendredi 7 juin 2019, les agents de l’établissement public appellent à une nouvelle mobilisation à Épinal, après avoir enchaîné ces dernières années, les grèves et les blocages ainsi qu’une longue marche à travers la France cet automne. Selon l’intersyndicale, il y a urgence : « Jamais la privatisation de la gestion des forêts publiques ne s’est profilée de manière aussi évidente », alerte-t-elle dans un communiqué.
Plusieurs signaux sont, en effet, visibles. Les suppressions d’emplois continuent tandis que l’Office se fait peu à peu déposséder de ses compétences. Certains acteurs de la filière forestière voudraient même déléguer la gestion des forêts communales à des prestataires privés. Un projet de décret sur la simplification de la procédure des autorisations administratives, actuellement en consultation publique, propose aussi de se passer de l’avis de l’ONF en cas de défrichement de forêts publiques. « Cette mesure de simplification administrative pourrait favoriser la déforestation en France », avertit le Snupfen (Syndicat national unifié des personnels des forêts et de l’espace naturel), le syndicat majoritaire de l’établissement.
Un prochain rapport pourrait remettre en cause l’existence de l’ONF
L’ONF vit peut-être ses dernières heures. Un rapport interministériel doit être publié sous peu. Il présentera différentes pistes d’avenir pour le service public de la forêt dont une remise en cause de l’existence même de l’ONF. « Le dossier est explosif, rapporte un syndicaliste. On ne sait pas à quelle sauce on va être mangé. Le rapport devait être remis au gouvernement le 28 février 2019 et il n’a toujours pas été rendu public. Le gouvernement attend sûrement l’été pour le publier. Quand tout le monde sera en vacances… » Interrogé par Reporterre sur ce sujet, le ministère de la Transition écologique n’a pas répondu.
Cette actualité s’inscrit dans un contexte financier difficile pour l’Office, qui est fortement endetté. Son déficit atteint 360 millions d’euros et son modèle économique s’est fragilisé avec des cours du bois à la baisse. En cinquante ans, la récolte dans les forêts domaniales a augmenté de 35 % mais la recette correspondant à ces coupes a diminué de 30 %. La subvention du gouvernement prévue pour financer le travail de l’ONF dans les forêts des collectivités a également été réduite.
Pour équilibrer ses comptes, l’établissement public a été obligé de supprimer des postes. Un sur quatre lors des quinze dernières années. Sur les 15.000 emplois que comptait l’ONF en 1985, il n’en reste plus que 9.000. Pire, alors que le contrat État-ONF pour 2016-2020 promettait d’arrêter cette spirale infernale, la réduction des postes continue : « En 2018, l’ancien directeur général Christian Dubreuil a annoncé 1.500 nouvelles suppressions d’emplois dans les cinq ans à venir. Dès 2019, il a été décidé de fermer 460 postes. Soit 5 % des effectifs en une seule année ! », s’indigne Philippe Canal, porte-parole du Snupfen, pour qui, « le service public forestier est en voie de disparition physique ».
D’autant plus que la proportion de fonctionnaires diminue au sein de l’Office. Ils représentent 56 % du personnel et aucun recrutement n’est prévu en 2019. L’ancien directeur général, Christian Dubreuil, parti à la retraite en janvier 2019, a déclaré, dans le cadre d’un rapport de l’IGAPS (Inspection générale de l’appui aux personnes et aux structures (p. 19) qu’« à l’ONF seuls deux postes justifiaient du statut de fonctionnaire : l’agent comptable et le directeur général ». « Une aberration », juge Philippe Berger, engagé au Snupfen : « Les fonctionnaires vont devenir minoritaires par rapport aux contractuels et aux salariés de droit privé. Pourtant qui peut mieux qu’un fonctionnaire servir l’intérêt général et éviter la pression des marchands de bois ou des promoteurs ? D’ailleurs, les salariés de droit privé ne sont pas assermentés. Ils ne peuvent pas exercer des missions de police ou de contrôle qui font partie intégrante du métier de garde forestier. »
Un souhait ancien de privatiser la gestion des forêts
Une autre offensive est en cours. Elle pourrait bouleverser le rôle de l’ONF et limiter son champ d’intervention. Vendredi 7 juin 2019, des annonces du ministre de l’Agriculture sont attendues sur ce point lors du Congrès national des communes forestières à Épinal.
La Fédération nationale des communes forestières (Fncofor), qui organise le colloque, s’est désolidarisée de l’ONF. Elle réclame que « les communes puissent récupérer la gestion de leur forêt en régie ou avec un autre organisme ». « Nous ne voulons pas la fin du service public bien au contraire, mais il faut aujourd’hui tout remettre à plat, réagit Dominique de la Rochette, chargée de la communication au sein de la fédération. Le déficit de l’ONF s’accroit de 40 millions d’euros par an. Le maillage du territoire n’est plus respecté. On ne peut plus continuer comme ça. »
En parallèle, la direction du Trésor, au sein du ministère de l’Économie, souhaite depuis plusieurs années privatiser la gestion des forêts, comme l’indique une note de 2010 : « À moyen terme, il pourrait être utile d’étudier la proposition de déléguer la gestion des forêts communales sous forme de concessions à des prestataires privés », peut-on notamment y lire.
Pour les syndicalistes, cette logique qui dépossède l’ONF de ses prérogatives est une grave menace. « Cela remet en cause notre principe de solidarité nationale au profit des communes riches qui veulent gérer eux-mêmes leur business, souligne Philippe Berger. Les communes pauvres vont être désavantagées et ne pourront pas s’acheter les services de prestataires privés. » Sentant le danger poindre, 500 conseils municipaux ont voté, depuis un mois, des résolutions pour le maintien de l’ONF sur leur territoire.
« Nous avons été contaminés par les logiques productivistes et entrepreneuriales »
À l’origine de cette bataille pour la gestion des forêts communales, on retrouve aussi une critique de la politique actuelle de l’ONF. Selon Michel Benard, syndicaliste à la CGT Forêt, « l’Office national des forêts cherche à maximiser les profits. Il coupe de plus en plus de bois et délaisse la petite économie locale. Il se comporte comme une entreprise privée qui doit dégager des bénéfices ». Un ver est déjà dans le fruit. « La privatisation s’est distillée dans nos métiers. Nous avons été contaminés par les logiques productivistes et entrepreneuriales, poursuit M. Bénard. Il ne s’agit pas de défendre en soi l’ONF mais un véritable service public qui réponde aux attentes de la société ».
Dans un manifeste sorti début juin, la Fédération des communes forestières propose aussi de séparer les activités commerciales (vente et coupe de bois) des missions non marchandes (protection des sols et des écosystèmes) « Ces activités sont de natures différentes et les élus doivent pouvoir distinguer leurs conseillers de leurs prestataires ». Cette proposition n’est pas approuvée par les syndicalistes. « Cela fragiliserait encore plus le service public de la forêt. Nous serions cantonnés à un rôle de contrôleur, analyse Philippe Canal. Au lieu de gérer de manière durable la forêt, de faire nous-mêmes la politique demandée, on surveillerait simplement les acteurs privés comme des inspecteurs du travail ou des organismes sanitaires. Je pense que c’est moins efficace. »
Même son de cloche chez les défenseurs de l’environnement. « Nous voulons que les activités économiques et environnementales restent associées, dans les mains d’un même acteur », dit Adeline Favrel de France nature environnement. « La biodiversité et l’écologie ne doivent pas être traitées à côté, à la marge, avec un service public diminué. Elle doit se retrouver au cœur d’une gestion multifonctionnelle. »
Autre inquiétude : le projet de décret (en consultation publique) sur la simplification des autorisations administratives. Il envisage de supprimer la consultation de l’ONF pour des opérations de déboisement dans les forêts publiques. « Dorénavant, pour décider d’autoriser ou non la transformation d’une forêt en zone commerciale, en lotissement ou en champ de blé, l’État se passera de notre avis », s’inquiète le Snupfen. Pourtant, qui connaît mieux ces forêts que nous le service public qui les protège et les gère depuis des siècles ? »
Même si l’avis de l’ONF restait consultatif, il a pu, à plusieurs reprises, bloquer ou modifier des projets d’aménagement comme des carrières, des pistes de ski et des barrages. À Bure (Meuse), l’ONF avait aussi émis des réserves sur le défrichement du bois Lejuc qui doit accueillir un site d’enfouissement de déchets nucléaires.
En voulant simplifier les procédures administratives, ce décret ouvre donc la voie aux bétonneurs et pourrait selon les syndicalistes toucher plusieurs milliers d’hectares par an. « Il va dans le sens du défrichage à tout va et de l’absence de gestion durable de la forêt », admet de son côté Guillaume Tumerelle, avocat et professeur de droit forestier. « Ce gouvernement n’est pas cohérent entre ses paroles et ses actes, ajoute Adeline Favrel, de France nature environnement. Alors qu’il dit vouloir protéger les écosystèmes naturels, il prend des mesures pour faciliter le changement d’usage des sols qui a été reconnu comme la première cause de disparition de la biodiversité. »
Malgré nos demandes répétées, ni la direction de l’ONF ni le ministère de la Transition écologique n’ont répondu à nos questions.