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Facebook se transforme en média

En annonçant coup sur coup le lancement d’un onglet consacré à l’actualité avec des journalistes dédiés, « News », et la production par trois médias français d’émissions et contenus vidéos pour Watch, Facebook signifie un peu plus au monde qu’il est devenu un média. Sans forcément le reconnaître ?

 

En l’espace de quelques jours, Facebook a communiqué deux annonces importantes relatives à son offre de contenus informationnels et médiatiques.

 

La première concerne le lancement (aux États-Unis pour commencer) d’un onglet « News », sur lequel seront proposés des contenus informationnels « de confiance », c’est-à-dire provenant de sources soigneusement sélectionnées. Un choix effectué par un algorithme, mais également par une équipe de journalistes expérimentés. Facebook rejoint ainsi la liste des infomédiaires qui dédient une partie de leur plateforme uniquement à la diffusion de contenus médiatiques, comme le proposent Google depuis longtemps (avec Google News et Actualités), Snapchat (dont la première version de Discover était réservée exclusivement à un petit nombre de médias), ou encore Apple (avec Apple News).

 

La seconde annonce est française : trois médias — Le Monde, BFM TV et Brut — vont produire des émissions et des contenus vidéo spécifiquement pour l’onglet Watch de Facebook. Lancé en juin 2018, Watch se veut être un concurrent de YouTube et des plateformes de streaming comme Netflix ou Amazon Prime. À ce jour, il n’a toutefois pas rencontré le succès escompté, et, depuis plusieurs mois, Facebook négocie des partenariats avec des médias américains (ABC News, CNN, Fox News, etc.) pour enrichir son catalogue. L’extension de cette politique de développement dans l’ère francophone est donc en cours.

 

Une attitude changeante envers les médias

 

Après le revirement de janvier 2018, suite auquel le contenu des médias et des marques a été minimisé au profit des interactions sociales — au grand dam de nombreux éditeurs habitués à compter sur des parts d’audience non négligeables en provenance du réseau social —, Facebook semble opérer, depuis quelques mois, un retour en faveur des contenus informationnels. La plateforme suit ainsi le mouvement des pratiques des utilisateurs, qui continuent à avoir recours à des canaux tiers pour s’informer. La stratégie a toutefois changé : Facebook cible dorénavant des domaines spécifiques : la lutte contre les « fake news » et la désinformation, celle contre les déserts informationnels (avec le lancement de la section Today In proposant des actualités locales récemment élargie à plus de 6 000 villes ou encore, en France, l’annonce d’un fonds de deux millions d’euros pour soutenir la presse régionale), ou, enfin, la création d’un programme de soutien à des reportages, en partenariat avec le Pulitzer Center.

 

Les éléments de langage accompagnant cette communication sont bien rodés : il s’agit de défendre un journalisme de qualité…

 

Les éléments de langage accompagnant cette communication sont bien rodés : il s’agit de défendre un journalisme de qualité… Sincérité de la démarche ou greenwashing, pour une société dont l’image a été passablement écornée ces derniers mois ? Sans trancher cette question, on peut y voir une évolution dans le rapport — jusque-là de domination — imposé aux médias. Après leur avoir délibérément tourné le dos, Facebook prend conscience de son besoin des éditeurs comme producteurs fiables de contenus, pour alimenter de manière ciblée et qualitative ses nouveaux services.

Contenus, partenariats et rémunération : trois évolutions pas si anodines 

 

Si beaucoup de questions et d’incertitudes accompagnent ces deux annonces, celles-ci offrent quelques pistes d’analyse sur l’évolution de rôle de Facebook dans l’écosystème informationnel numérique.

 

1) La quête de contenus natifs et exclusifs. Le principe de l’infomédiation consiste à mettre en relation des producteurs de contenus avec des utilisateurs, la plateforme opérant alors comme simple intermédiaire. Progressivement, toutefois, les infomédiaires traditionnels ont cherché à rapatrier les contenus dans leur écosystème, afin de favoriser une meilleure expérience utilisateur (en augmentant la rapidité d’accès au contenu et en homogénéisant son apparence), mais, également, de conserver les usagers plus captifs, un enjeu particulièrement fort dans l’écosystème mobile. Autre intérêt, et non des moindres : la capitalisation sur les données d’utilisation et la réalisation de gains publicitaires. C’est sur ce principe qu’ont été créés Instant articles, mais également les formats dits natifs, hébergés directement sur la plateforme, souvent dans une logique d’exclusivité (c’est le cas des stories, des lives et de certaines vidéos).

 

Si l’onglet « News » en reste à une infomédiation assez classique (accès aux titres et chapeaux des articles et liens vers le site de l’éditeur), Watch pousse la logique des contenus exclusifs plus loin : des médias produiront des émissions ou des vidéos ad hoc pour cet espace de diffusion.

 

2) La mise en place de partenariats. Pendant longtemps, Facebook a laissé le jeu du « que le meilleur gagne » proliférer, conduisant les producteurs de contenus et les marques à se livrer une bataille féroce, dont l’enjeu était de favoriser le maximum d’engagement, c’est-à-dire d’interactions (clic, like, commentaire) sur les posts. Le modèle a atteint ses limites, du côté-même de la plateforme, devenue prisonnière de son propre système, avec la prolifération de contenus viraux et problématiques (les « fake news » en sont un bon exemple).

 

Facebook mise maintenant davantage sur le ciblage de quelques médias jugés fiables, comme l’a fait Snapchat avec Discover. Pour l’onglet « News », il serait prêt à débourser trois millions de dollars par an pour pouvoir référencer les contenus de Bloomberg, du Washington Post ou encore d’ABC News — du moins pour les noms qui ont commencé à circuler. Ces accords avec quelques acteurs triés sur le volet révèlent l’expansion d’une stratégie de « club VIP », comme l’exprimait déjà Nicolas Becquet à propos des financements — longtemps restés secrets — de certains formats vidéos et lives en France et aux États-Unis notamment.

 

Avec son onglet « News », Facebook envisage le paiement d’un droit de licence, et non le versement d’une part des bénéfices publicitaires à l’éditeur de l’article.

 

3) Les prémices d’un modèle de rémunération. Après l’ère de la domination unilatérale et sans partage des gains, les infomédiaires, tendent à concéder de rémunérer les producteurs d’information. La pression est forte, de la part des éditeurs, mais aussi des politiques et législateurs, qui appellent à une distribution plus équitable des gains. C’est également l’une des principales causes du désengagement progressif des médias d’Instant Articles, dont ils jugeaient les revenus insuffisants. Avec son onglet « News », Facebook envisage le paiement d’un droit de licence, et non le versement d’une part des bénéfices publicitaires à l’éditeur de l’article.

 

La meilleure prise en compte du modèle économique des médias est une tendance observée chez de nombreux infomédiaires ces derniers mois : face aux demandes répétées de certains médias, Facebook a intégré la possibilité d’un paywall dans ses Instant Articles, tandis que Google propose, avec Google Subscribe, des facilités d’abonnement aux sites d’information. Apple a développé, pour sa part, une offre payante d’accès à un catalogue d’articles de médias (avec Apple News +), avec le reversement de 50 % de l’abonnement aux producteurs de contenus — une clé de répartition fortement décriée par ces derniers.

 

Une relation de coopétition réaffirmée

 

Les partenariats noués, tant pour Watch que pour la section « News », soulignent que la dépendance entre la plateforme et les éditeurs n’est pas à sens unique : Facebook a plus que jamais besoin de contenus fiables et de qualité pour alimenter ses offres spécifiques. Le réseau social et les médias renforcent ainsi la relation de coopétition (mix de coopération et de compétition) tissée entre eux.

 

Le petit nombre de médias qui se sont vus proposer un partenariat bénéficient de moyens supplémentaires, mais cela accroît également leur dépendance à une plateforme qui peut stopper la relation du jour au lendemain. Rappelons qu’après avoir financé des médias pour produire des lives, Facebook a brutalement mis fin aux partenariats, entraînant des suppressions de postes au sein des médias concernés.

 

Outre la fragilité de ces partenariats, ils demeurent très élitistes, se concentrant sur quelques titres mainstream dans chaque pays. Les autres médias doivent continuer à se débattre avec le fonctionnement fluctuant de l’algorithme. Cela interroge la manière dont des infomédiaires peuvent peser sur le pluralisme de l’information.

 

Facebook est (de plus en plus) un média 

 

Enfin, ces deux annonces signent la propension croissante de Facebook à opérer comme un média, et non comme une simple plateforme technique, n’en déplaise à son fondateur.

 

Avec Watch, Facebook agit à la manière d’une chaîne de télévision, en passant commande de contenus et d’émissions à des prestataires extérieurs. Même méthode que Netflix, qui produit de plus en plus de documentaires d’actualité ou encore de Spotify qui vient d’annoncer le recrutement de deux pointures (dont l’ancien président de la chaîne CBS News) afin d’accélérer son positionnement sur les podcasts d’actualité.

 

L’onglet « News » de Facebook s’accompagne quant à lui du recrutement d’une équipe de journalistes expérimentés, qui seront employés directement par la plateforme. Si les infomédiaires comptent majoritairement sur leurs algorithmes pour gérer les quantités astronomiques de contenus en circulation sur leurs canaux, ils tendent de plus en plus à s’attacher les compétences de journalistes pour affiner les opérations de sélection et hiérarchisation. Ainsi, Apple emploie quelque 30 journalistes pour identifier les principales nouvelles de son app Apple News +, sur la page d’accueil et dans les onglets thématiques. Idem pour LinkedIn (propriété de Microsoft), qui a recruté une cinquantaine de journalistes afin de faire remonter les articles les plus pertinents publiés sur la plateforme. À noter que certains infomédiaires pratiquent cette curation humaine depuis fort longtemps, comme Yahoo qui s’est adjoint les compétences de journalistes dès les années 2000.

 

On peut saluer ces initiatives qui permettent de lutter contre les excès des bulles filtrantes, en réintroduisant une démarche de gatekeeping, là où les algorithmes privilégient des logiques plus marketing et économiques. Mais il convient également de s’interroger sur le cadre dans lequel ces journalistes seront amenés à travailler.

 

Rappelons qu’il y a quelques années, Facebook a déjà confié à des journalistes la gestion d’un module, « Trending Topics ». Ce qui lui a valu une énième polémique, en 2016, lorsque le site Gizmodo a révélé que cette équipe de sous-traitants indépendants réalisaient des choix partiaux dans sa sélection de contenus, par exemple en minimisant l’actualité du parti conservateur américain ou les annonces déplaisantes relatives à Facebook, et en survalorisant d’autres événements, comme le mouvement protestataire américain Black Lives Matter.

 

La priorité sera donnée aux nouvelles locales et à celles produites par des sources reconnues.

 

Cet échec, qui a conduit à la fermeture prématurée de « Trending Topics », a porté ses fruits. Un mémo interne a — volontairement ou non — fuité, mettant en avant des règles strictes encadrant l’activité des journalistes embauchés pour l’onglet « News » : les articles traitant des défaillances techniques ou éthiques répétées de Facebook devront y apparaître, tandis que les articles « conçus pour provoquer, diviser et polariser » seront évités. Il est encore précisé que, dans le choix des contenus, la priorité sera donnée aux nouvelles locales et à celles produites par des sources reconnues.

 

Tout cela commence à ressembler à une ligne éditoriale : Facebook est bien devenu un média, et va devoir se décider à assumer la responsabilité éditoriale qui accompagne ce statut.

 

Lire : INA du 17 septembre

 

Jean-Philippe Behr

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