Selon la dernière édition du Digital News Report de Reuters Institute et de l’Université d’Oxford (233 professionnels interrogés dans 32 pays, entre novembre et décembre 2019), 73% des sondés ont confiance dans l’avenir de leur entreprise. 50% d’entre eux misent sur le marché des lecteurs et se disent prêts à faire évoluer leur approche éditoriale, marketing et produit pour défendre un journalisme de qualité.
Défendre un journalisme de qualité
Les professionnels ont confiance dans l’avenir de leur entreprise, moins dans celui de leur métier. Et pour cause, le déclin de l’information locale et la crise de confiance envers les journalistes sont des préoccupations majeures. Les diffuseurs publics, confrontés à d’importantes coupes budgétaires et à la concurrence féroce des plateformes comme Netflix et Spotify, sont eux aussi inquiets. Seulement 46% d’entre eux déclarent avoir confiance dans l’avenir de leur entreprise (vs 73% pour l’ensemble des répondants).
Les professionnels des médias ont conscience qu’ils sont les seuls à pouvoir défendre un journalisme de qualité. Si la plupart des plateformes ont récemment financé des initiatives journalistiques, les éditeurs se montrent sceptiques. Pour les professionnels des médias, les plateformes sociales ne font pas assez d’efforts pour défendre le journalisme, mis à part Google (60%) via son Fond d’Innovation (DNI ou GNI) et Twitter (33%). Les professionnels sont particulièrement cyniques en ce qui concerne les efforts de Facebook dont la stratégie produit peu lisible les a clairement mis en situation de vulnérabilité ces dernières années.
Quid d’une intervention des pouvoirs publics pour tenter rééquilibrer ce rapport de force ? 56% des répondants considèrent qu’une régulation serait peu efficace. 25% considèrent même que celle-ci serait plutôt néfaste pour la profession.
Lutter contre la désinformation
La plupart des médias ont intégré le fact-checking dans leur travail journalistique. Une lutte jugée nécessaire par la majorité des répondants (85%) mais peut-être un peu vaine. En effet, les entretiens et débats télévisés sont de moins en moins regardés. Les politiques ont tendance à décliner les invitations des médias traditionnels et à utiliser les réseaux sociaux pour faire passer directement leur message.
Une nouvelle stratégie, inventée par Donald Trump, et adoptée par certains politiciens comme Jair Bolsonaro au Brésil, Boris Johnson en Grande-Bretagne et Narendra Modi en Inde. Triste constat pour les journalistes qui se disent inquiets de consacrer autant de ressources éditoriales au fact-checking alors que celles-ci pourraient être affectées ailleurs.
« Nous avons clairement besoin de fact-checking. Mais nous avons également besoin de contenus qui traitent de la volonté politique, de ce qui pourrait marcher, de ce qui pourrait faire la différence. Sans cela, notre public continuera à se désengager de la sphère politique »
Mary Hockaday, BBC World Service.
Les élections 2020 constitueront un énorme terrain de jeu pour les fabricants de Fake News (avec notamment des solutions IA). Les éditeurs estiment que les plateformes n’ont pas encore totalement pris la mesure de leur responsabilité dans ce domaine.
41% des répondants considèrent que l’effort de Twitter pour lutter contre la désinformation est le plus significatif (notamment celui d’interdire toute forme de publicité politique). Google est jugé efficace par 34% des répondants (avec une modification d’algorithme qui privilégie désormais les contenus issus d’enquêtes et du journalisme local). En revanche, les efforts de YouTube et Facebook sont clairement jugés insuffisants.
A noter que dans un contexte de flou juridique, les plateformes sociales sont de plus en plus amenées à prendre des décisions éditoriales sur les contenus qu’elles hébergent.
Miser sur le marché des lecteurs
La moitié des éditeurs (50%) considèrent que le revenu issu des lecteurs sera le modèle économique le plus prometteur dans la prochaine décennie. 35% d’entre eux considèrent que le revenu issu des lecteurs et la publicité seront les deux modèles les plus viables tandis que seulement 14% misent sur le modèle publicitaire uniquement.
Les médias qui misent déjà sur un journalisme de qualité subventionné par les lecteurs sont extrêmement confiants dans l’avenir de leur business. Le NYT possède ainsi 4,9 millions d’abonnés numérique et papier, le FT 1 million d’abonnés et le Guardian est revenu à un modèle économique rentable après des années plus que difficiles.
Fort de son succès, ce modèle économique initié par les pays anglo-saxons et scandinaves, est désormais adopté par les pays d’Europe du Sud. En Espagne, El Mundo a déjà lancé son modèle premium, suivi de El Pais début 2020.
Lancer des formats audio
Une audience qui ne cesse d’augmenter, des métriques enfin pertinentes et de nombreuses plateformes de distribution : le marché de l’audio en ligne est en pleine mutation. Les professionnels, et particulièrement ceux de la presse en ligne, voient dans le format audio la possibilité d’aller chercher un public plus jeune, de construire des habitudes de consommation et d’obtenir des revenus supplémentaires.
53% des répondants affirment qu’ils lanceront des formats podcasts cette année. Le succès du Daily, le podcast quotidien d’actu du New York Times – et l’intérêt des annonceurs pour celui-ci – est encourageant pour les professionnels. Les chercheurs du Reuters Institute ont identifié 60 podcasts quotidiens d’actu dans 5 pays, dont la majorité ont été lancés il y a moins de 18 mois. A Londres, le podcast quotidien d’actu du Times est prévu pour début 2020. A Paris, Le Monde a lancé récemment sont offre podcast issue notamment d’enquêtes politiques.
A défaut, les autres éditeurs explorent des solutions techniques permettant de transformer des articles écrits en format audio. Au Canada, le Globe and Mail utilise Amazon Polly, un service text-to-speech qui permet aux abonnés d’écouter une sélection d’articles en anglais, en français et en mandarin.
Au Danemark, Zetland a lancé des « slow news » en format audio. 75% de ces news sont désormais consommées sous format audio plutôt qu’en format texte. Au Brésil – deuxième pays consommateur de podcasts après les Etats-Unis – le journal Estadāo a conclu un partenariat avec Ford pour lancer un service audio sur Spotify. L’objectif de cette opération ? S’inviter dans la voiture connectée via des formats journalistiques longs.
Automatiser les frontpages
53% des répondants déclarent que les solutions IA de recommandation de contenus constituent un axe essentiel de leur stratégie, suivis par les solutions de ciblage de futurs utilisateurs (47%), et par les solutions de doublage ou de taggage (39%).
A noter, les éditeurs font clairement la différence entre les utilisations éditoriales et non éditoriales de l’IA. Seulement 12% des répondants croient aux solutions de « robojournalisme » et seulement 16 % au solution de « récolte d’information ».
Pour les journalistes, l’IA est très utile pour la transcription mais elle n’est clairement pas en mesure d’écrire des histoires. La stratégie de communication duTimes est très claire sur ce sujet « Written by humans, curated by humans, distributed by robots ».
Les médias misent principalement sur la mise en place de frontpage pilotées par l’IA. L’éditeur Schibsted en Scandinavie a ainsi mis en place une frontpage semi-automatisée pour ses titres Aftenposten et VG. L’objectif : libérer du temps aux éditeurs frontpage afin que ceux-ci se consacrent à des tâches plus créatives.
L’IA est jugée intéressante pour la traduction de contenu. La BBC a ainsi relancé son service video en japonais avec un coût humain minimal grâce à l’IA. D’un point de vue éditorial, les solutions IA sont utilisées par les agences de presse pour du rédactionnel technique : sport et finance.
Les tendances pour 2020
Les grandes tendances pour 2020 ? Les médias mettront en place des stratégie smarketing offensives de logg in afin d’obtenir des données utilisateurs suffisantes malgré la loi sur les données personnelles et les récentes mesures sur les cookies tiers des navigateurs.
Les éditeurs opteront également pour des stratégies d’alliance afin de capitaliser sur les bénéfices de plateformes communes en terme de tech, données et ad tech. A venir, des partenariats produits également afin de proposer des offres de qualité sur tous les canaux : réseaux sociaux, newsletters et marché de l’audio.
Les lignes entre le membership et l’abonnement seront de plus en plus floues. Pour les professionnels des médias, le modèle freemium et le paywall sont déjà des modèles complémentaires dont les synergies sont souvent vertueuses.
Durant les périodes électorales, les professionnels des médias devront faire face à des campagnes coordonnées de désinformation de la part des politiques et autres partisans. Ils devront porter une attention particulière aux groupes fermés Facebook et What’s app qui seront très utilisés par les propagateurs de Fake News.
Les plateformes sociales lanceront leur « offre media » de news sélectionnées et vérifiées. Pour se faire, ils embauchent des professionnels de l’information. Est-ce que cette stratégie sera payante ? Les chercheurs du Reuters considèrent que l’expérience utilisateur en terme de news sur les réseaux sociaux relève davantage d’un « incident de parcours » que d’une volonté délibérée d’aller s’informer sur ces plateformes. Changer ce comportement utilisateur s’avérera sûrement difficile.
Connaître ses utilisateurs et innover
Les professionnels doivent être patients et accepter que l’on a changé de paradigme. Les grandes heures du broadcast et de la presse écrite sont révolues. Ceux qui veulent défendre un journalisme de qualité ont encore la possibilité de le faire. Des leviers d’action sont possibles, à condition de bien s’entourer et de travailler au sein d’équipes multidisciplinaires.
Le marché des lecteurs constituera une réelle opportunité pour les éditeurs qui sauront proposer des produits adaptés aux différents besoins des lecteurs les plus fidèles. Pour se faire, il faudra s’armer de patience. Ceci n’est pas un sprint mais un marathon.
Télécharger : le rapport DNR2020 (42 pages)
Lire : sur le site de Reuters Institute