La façon dont nous pensons influence les produits que nous concevons. À l’occasion du lancement de la Chaire « Good in Tech » à l’Institut Télécom Paris début septembre, Rahaf Harfoush, auteur et professeur à Science Po Paris nous sensibilise sur la façon dont les outils technologiques façonnent notre avenir. L’occasion pour cette anthropologue du numérique de nous rappeler que nous devons être vigilants et pro-actifs dans un écosystème en pleine mutation.
Des outils qui s’abreuvent de nos données personnelles
90 % des données mondiales ont été créées ces deux dernières années. Aujourd’hui, les entreprises n’utilisent que 12 % des données disponibles. La technologie est présente dans tous les aspects de notre vie quotidienne. Elle modifie notre façon de voyager, de draguer, de nous distraire. Ces applications récoltent des données de plus en plus précises sur nous au fil de nos utilisations : l’état de nos finances, nos heures de sommeil, le nombre de pas effectués par jour, nos performances sportives, et même notre dernier pic d’ovulation.
« Aujourd’hui votre smartphone vous connaît mieux que votre partenaire » déclare Rahaf Harfoush.
Cette intimité digitale donne de plus en plus de pouvoir à l’économie actuelle, mais il y a un coût humain à toute cette technologie. Désormais, les entreprises sont en mesure d’analyser toutes ces données personnelles pour nous cibler dans notre personnalité, nos habitudes de vie et de consommation.
« Nous devons commencer à obtenir de la transparence sur quelle entreprise collecte quel type de données et ce qu’ils en font », commente Rahaf Harfoush.
Des outils qui véhiculent des systèmes de croyances
« Il est très important pour nous de réaliser que les outils techniques que nous utilisons chaque jour dans notre vie quotidienne véhiculent des systèmes de croyances », rappelle Rahaf Harfoush.
Les produits développés héritent des biais cognitifs de leurs concepteurs. Ainsi, Marc Zuckerberg a une idée très spécifique du rôle que doit jouer la technologie dans la vie quotidienne des gens. Il ne croit pas à la notion de vie privée. Et cette croyance façonne l’évolution de son algorithme, des produits qu’il fait développer et de sa plateforme mondiale. Le système de croyances du patron de Facebook impacte plus de deux milliards d’utilisateurs. Et cette influence va bien au-delà des utilisateurs Facebook puisqu’elle a des conséquences géopolitiques.
Autre exemple : les filtres Snapchat et leur influence sur la santé mentale des jeunes. « Certains adolescents se rendent dans des centres de chirurgie esthétique et demandent à ressembler à leur selfie Snapchat. Cela montre bien que l’outil technologique lui-même véhicule certaines valeurs », commente Rahaf Harfoush.
« Tel le chien de Pavlov, quand notre téléphone vibre, nous consultons les likes et messages reçus qui nous fournissent un bon shoot de dopamine. Nous nous entraînons à devenir accros à cette interaction constante avec notre smartphone. Nous sommes en ce sens co-responsables » ajoute Rahaf Harfoush.
Co-construire un système de valeurs centré sur l’humain
« Nous commençons réellement à voir une vraie différence entre le système que nous avons et le système dont nous avons besoin. Il y a une vraie disruption dans la confiance envers les individus qui sont censés protéger l’intérêt public. C’est une situation sans précédent », alerte Rahaf Harfoush.
Selon l’anthropologue, notre modèle de productivité personnelle est inspiré du modèle de de la société industrielle et militaire. Or, nous vivons aujourd’hui clairement dans une économie de la connaissance. La compétence clef dans cet écosystème est la créativité. Or l’évaluation de la performance individuelle dans les entreprises est toujours inspirée du vieux modèle industriel. On mesure l’efficacité des salariés au nombre de tâches accomplies dans une journée de huit heures. Cela a fonctionné durant un temps. Mais dans une économie de la connaissance, les salariés sont davantage attendus sur l’élaboration de stratégies efficaces, la mise en place de nouvelles idées et la conception de produits originaux. Ces éléments-là ne sont pas mesurables avec des indicateurs de temps.
« Nous ne sommes pas créatif entre 9 h 00 et 18 h 30. Ça n’a aucun sens. D’autant plus que la créativité implique une période « hors du temps ». Pourquoi avons-nous toujours les meilleures idées sous la douche, en faisant la vaisselle ou en promenant notre chien ? Il faut trouver de nouveaux indicateur de performance qui font sens. »
Selon Rahaf Harfoush, nous vivons dans une société où les compétences techniques sont surévaluées par rapport aux connaissances en sciences humaines. »Aujourd’hui nous avons d’excellents ingénieurs qui sont capables de tout coder, mais qui ne savent pas quoi coder ». Pour que l’écosystème fonctionne, il faut que productivité et créativité soient entremêlées. Il faut designer en priorité des outils à partir d’une vision centrée sur l’humain.
« Lorsque nous acceptons les conditions générales d’utilisation d’un produit web sans les lire, nous disons « oui » à la vision de l’avenir de la personne qui a conçu le produit. Cet acte n’est pas anodin », commente Rahaf Harfoush. Une nécessité : éviter de tomber dans le piège aveugle du progrès et vérifier si nous partageons cette vision du progrès en tant qu’utilisateur.
« L’heure est à la co-création. La dimension humaine doit être au centre de l’innovation aujourd’hui. », conclut Rahaf.
La notion de « transformation » digitale est erronée, car celle-ci implique un changement qui n’aurait lieu qu’une fois. Il est plus pertinent de parler d’ »évolution digitale » puisque le travail n’est jamais accompli. Nous serons amenés à nous adapter constamment à des mutations technologiques. L’attitude préconisée selon l’anthropologue syrienne ? « Rester curieux et créatif. Tester chaque solution désignée et faire attention à nos biais cognitifs. »
Lire : Meta-Média du 3 octobre