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Livres : la littérature étrangère à la recherche d’un nouveau souffle

En France, ce segment du marché du livre vit une période beaucoup moins porteuse qu’il y a quelques années. L’industrie du livre étant une chaîne, la baisse des ventes a déclenché un cercle vicieux dont la littérature étrangère peine à s’extirper. Explications.

A première vue, il n’y a guère lieu de se faire un sang d’encre pour la littérature étrangère sur le marché français. En 2023, ce segment a vu ses ventes, en volumes, augmenter de 0,6 %, par rapport à 2022, sur un marché global du livre en recul sur la période (- 4 %) mais est surtout repassé, en valeur, au-dessus du mur symbolique des 400 millions d’euros (+ 6,7 % sur un an), selon NielsenIQ GfK. Une tendance qui se confirme en 2024. Lors du premier semestre, les ventes en volumes et en valeur grimpent respectivement de 3,8 et 7 % sur un an. Mais comme dans certaines oeuvres littéraires, il faut savoir lire entre les lignes.

« C’est un leurre. Ces chiffres sont portés par la romance. Mais la littérature étrangère de qualité, comme la française d’ailleurs, ne se porte pas bien du tout. On voit de très bons livres sortir avec une bonne promotion et faire 200 ventes. Ce qui n’arrivait pratiquement jamais avant, assène Nathalie Zberro, PDG des éditions de l’Olivier (appartenant à La Martinière au sein de Média-Participations). Nous avons vécu une forme de Trente Glorieuses de la littérature étrangère entre le début des années 1980 et la fin des années 2000. Aujourd’hui, certaines langues comme l’espagnol ne se vendent plus du tout en France. Et sans l’effet artificiel des rares best-sellers en la matière, il s’agit du marché qui a subi le plus fort recul de toute l’édition. »

Une vision corroborée par Manuel Tricoteaux, directeur éditorial adjoint d’Actes Sud : « Sur 2013-2023, la baisse est de 60 % en volume. Le plafond de verre est beaucoup plus bas. Il y a vingt-cinq ans, un livre de Philippe Roth pouvait se vendre à 200.000 exemplaires en grand format. Aujourd’hui, avec un best-seller en littérature étrangère, vous faites entre 50.000 et 70.000, note-t-il. Sans la version poche, le cap des 100.000 ventes est devenu quasi indépassable. Le dernier Paul Auster (« Baumgartner »), qui a été très médiatisé par les tristes circonstances que l’on connaît, s’est vendu à 60.000 exemplaires. Il y a quinze ans, on aurait aisément fait 120.000. »

Peu de prix, moins de lecteurs aguerris

A l’unisson, les éditeurs pointent les mêmes causes. Très peu de prix littéraires d’envergure, hormis le Médicis étranger ou le Femina étranger, et aucun à même de doper les ventes comme un Goncourt ou un Renaudot pour les ouvrages francophones. Un relai d’autant plus précieux en période de vaches maigres. En parallèle, le peloton des lecteurs les plus aguerris (à partir de trente livres par an) s’est considérablement amoindri ces dernières années, selon eux. Or, celui-ci constituait le noyau dur de la littérature étrangère.

« C’est une littérature de découverte qui est plus exigeante, pointe Oliver Gallmeister, patron de la maison éponyme qui est la seule en France à être positionnée uniquement sur la littérature étrangère. Cela concerne même les noms installés depuis longtemps. Ils décrivent des univers qui nous sont moins familiers et c’est difficile de faire émerger des livres de ce type avec les tensions politiques actuelles et le repli sur soi qui nous guette tous depuis quelques années. Si nous étions dans l’ambiance Coupe du monde 1998, on vendrait beaucoup plus. »

« Un cercle vicieux »

Par ricochet, le genre n’a cessé de perdre en visibilité chez de nombreux médias généralistes, accélérant par-là même ce phénomène de chute de ventes : « Cela concerne beaucoup moins la presse écrite. Mais force est de constater que de moins en moins de médias souhaitent recevoir un auteur étranger ne parlant pas français, à l’exception de Salman Rushdie peut-être, qui est désormais une personnalité aussi littéraire que politique, souligne Talya Chaumont, éditrice en charge notamment de la collection de littérature étrangère chez Denoël (Madrigall). Il y a deux ans, nous avions proposé de faire intervenir le prix Nobel de littérature 2021, Abdulrazak Gurnah, dans ‘La Grande Librairie’. Mais il n’a pas été invité. »

L’industrie du livre étant une chaîne, ces effets sont en cascade. « Avec la baisse des ventes, il y a aussi eu un rééquilibrage dans des librairies, expose Manuel Tricoteaux. Certains genres qui ont le vent en poupe, comme le manga ou la romance prennent parfois plus de place sur les étals, au détriment de la littérature étrangère qui se vend d’autant moins. C’est un cercle vicieux. » En corollaire, la production d’oeuvres de littérature étrangère a fléchi au sein de nombreuses maisons réduisant la voilure et/ou rééquilibrant leur catalogue avec davantage de livres francophones, à l’instar d’Actes Sud.

« Un sport de riche et une grosse prise de risque »

D’autant que si les ventes moyennes ont baissé, les coûts n’ont, eux, pas diminué. Au contraire. « La littérature étrangère, c’est un sport de riche et une grosse prise de risque. Les avances sont souvent plus élevées concernant les auteurs installés et il y a des coûts de traduction qui sont incompressibles et ont augmenté ces dernières années. La promotion est aussi plus coûteuse : il faut faire venir l’auteur en France, payer les frais de transport et d’hébergement, un traducteur parfois, etc., énumère Oliver Gallmeister. Faire connaître le prix Goncourt mexicain, c’est plus compliqué que de porter le nouveau prodige du roman policier breton. »

Résultat, le seuil de rentabilité n’a jamais été aussi dur à atteindre, d’autant plus que la crise du papier est aussi passée par là . Une équation économique impliquant un tarif plus élevé pour amortir les coûts. « Le prix en grand format, c’est 23 à 26 euros quand pour un livre français comparable, on va plutôt être dans une fourchette de 18 à 21 euros », détaille Nathalie Zberro.

Un surplus tarifaire qui joue aussi, alors que le pouvoir d’achat des lecteurs est sous tension depuis plusieurs années à cause de l’inflation . Mais à l’instar de ses confrères (soeurs), la patronne de l’Olivier ne se désespère pas : « On a des vrais succès mais il faut plus les travailler », dit-elle citant « Trust » d’Hernán Diaz, vendu à 40.000 exemplaires (en grand format uniquement) depuis août 2023.

Même constat du côté de Gallmeister avec « Le Silence » (110.000 avec la version poche, avril 2023), de Denoël avec « Paradis » (22.000 avec la version poche, décembre 2021) ou d’Actes Sud avec « Madame Hayat » (87.000 avec la version poche, septembre 2021). « La France demeure un marché d’ampleur pour la littérature étrangère. Sa proportion dans la production y est de 50 %, conclut Oliver Gallmeister. C’est moins qu’en Allemagne (60 %), mais beaucoup plus qu’aux Etats-Unis (5 %) ou qu’au Japon (3 %). »

 

Lire : Les Echos du 6 août

 

Jean-Philippe Behr

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